[Quête Majeure] Seule au Monde

* * *

Deux petites ailes bleutées sont rabattues sur le crâne de la jeune prisonnière. Jamais elle ne s’était sentie aussi humiliée. La paillasse sur laquelle elle trône la gratte terriblement, et la simple pensée que des pattes poilues de pandits l’avaient déshabillée lui donne l’irrésistible envie d’aller se laver au plus vite. Le rose de la dentelle de sa culotte et du petit nœud papillon au centre de son soutien-gorge fait clairement tâche face à l’austérité du reste de la cellule. La situation lui était bien plus plaisante quand elle était encore assommée …

La scène lui revint peu à peu en tête. D’abords Varjo, qui lui montrait on-ne-sait quelles inscriptions sur un rocher. Puis les pandits débarquant par dizaine. Ambre, Simettra, Pinnoze … Les autres aussi étaient là, mais devaient fuir face au surnombre.

D’ailleurs … Comment Varjo avait réussi à s’en tirer … ?

Des pas se rapprochent. Instinctivement, Kaleilah se redresse et tente de démêler ses liens, en vain. Ces derniers restent solidement attachés et ne font que ’enfoncer dans la chair de ses frêles poignets. La porte, qu’elle suppose être celle de sa cellule, grince. La prisonnière reconnaît deux voix différentes. Un homme, et une femmes.  L’une d’elle l’interpelle :

« Eh bien, eh bien, eh bien, qu’avons-nous là ? »

Kaleilah prend une voix larmoyante qui, malgré le fait qu’elle veuille juste jouer la comédie, semble bien réelle à la sortie de sa bouche :

« Je … Qui est là … Je ne vois rien, enlevez-moi le bandeau, s’il vous plaît… »

Elle gémit. Les coups portés à sa tête et son tibia auparavant lui lancent toujours des terribles signaux de douleur.

« Qu’est-ce que vous comptez faire de moi ? » L’Eliotrope se dandine sur son assise inconfortable et renifle. « Il y a eu un terrible malentendu … »

La visiteuse se moqua :

— Vous autres, Amaknéens, êtes d’une audace répugnante.

L'odeur de patchouli variait en intensité, signe que la parfumée allait et venait, face à Kaleilah.

— Un malentendu, vraiment ? Dis-m’en plus, Eliotrope !

Avant que le Quatre de Coeur n’ait eu le temps d’ouvrir la bouche, son interrogatrice héla une autre personne.

— Ota ! Apporte-moi de quoi m’asseoir ! Je ne vais quand même pas rester debout !

Le raclement des pieds d'un meuble contre le sol se fit entendre, le courant d’air se refit sentir et un invisible à la démarche aussi lourde que pataude fit son entrée dans la cellule de Kaleilah.

— Voici, Madame, annonça une voix enthousiaste dans laquelle perçaient les accents de la jeunesse. Désirez-vous boire quelque chose ? J’ai fait chauffer de l’eau.
— Ça fera l’affaire. Apporte-moi une tasse du mélange que tu m’as servi la dernière fois lorsque tout sera prêt. Ah, et n’oublie pas mes instruments.

Le dénommé Ota haleta et quitta la pièce, refermant la porte derrière lui et retournant s’affairer à la préparation du breuvage de sa supérieure.

Le siège qui lui avait été apporté grinça lorsque la mystérieuse impérieuse s’y assit. La femme grogna puis soupira de contentement.

— Toujours aussi habile, cet Ota.

Sa voix se fit plus sèche lorsqu’elle s’adressa de nouveau à la captive.

— Où en étions-nous ? Ah, oui, la fameuse histoire du malentendu...

— Notre séjour à Pandala devait être parfait ... Ma Yenou doit se faire un sang d'encre.

Kaleilah s'incline complètement, la tête sur les genoux. Les mouvements de sa persécutrice lui permettent de jauger l'espace autour d'elle. Le vent caressant sa peau nue indique également une fenêtre, ou au moins une ouverture, donnant sur l'extérieur.
L'extérieur, la liberté ... Ces mots occupaient l'esprit de la jeune fille depuis son réveil.

Ses sanglots ne s'arrêtent pas :

— Je ... Nous devions rentrer à Astrub ... J'ai seulement dû faire un détour à Aerdala pour rendre visite à un ami, il m'a fait savoir qu'il s'y trouvait aussi, c'était l'occasion ... Si j'ai traversé votre territoire sans faire exprès, je m'excuse platement. Je ne connais rien de votre région !

Un frisson la secoue. Pas de froid, non. Ça, elle s'y est habituée. De la femme qui s'adresse à elle, en revanche, non.

La première gifle fuse, coupe le souffle de l’Eliotrope et l’envoie valdinguer sur sa paillasse, totalement prise au dépourvu.

— Du premier au deux flovor, toi et tes « amis » avez fouiné du côté de Tamitsuko.

Prostrée, Kaleilah ne cherche pas à se relever, c’est donc sa persécutrice qui finit par la faire s’asseoir en tailleur en tirant sans ménagement sur les liens de ses poignets, faisant gémir la captive tant la douleur qui irradie dans son dos est forte. Le siège grince à nouveau.

— Vous y avez malmené les habitants, poursuit la bourrelle, mis vos nez de continentaux dans des affaires qui ne vous regardent pas et entravé la bonne marche d’un monde qui n’est pas le vôtre.

La porte de la cellule s’ouvre à nouveau, laissant entrer le lourd Ota ainsi qu’une odeur plus discrète que celle de ce maudit patchouli. Du thé ?

— Voici pour vous, Madame.
— Merci, ébéniste. Pose ça là.

La femme marque un temps d’arrêt.

— Et mes outils ?

Ota glapit.

— Je vais vous les chercher de suite !

Une profonde inspiration fait écho au martèlement précipité qui s’en va vers la pièce voisine. La dame au patchouli est manifestement en train de humer le contenu de la tasse qui vient de lui être apportée.

Le jeunot revient rapidement. Ses bras doivent être chargés d’un plateau sur lequel rebondissent différents objets. Au bruit qu’il font, certains d’entre eux sont sans doute métalliques.

— Pose-les près de la porte.
— Bien, Madame. Avez-vous besoin d’autre chose ?
— Je te le ferai savoir. Va.
— A votre service, Madame.

« Madame » attend que l’huis soit refermé pour boire une première gorgée sonore, puis une deuxième. L’air passe entre ses lèvres en même temps que le liquide chaud et parfumé.

— Continuons-nous sur la version du « malentendu » ou bien celle-ci a-t-elle fait son temps ?

Gling. Gling.

— … ceux qui travaillent pour vous dans ces rizières…

Gling. Gling.

— … masquer la vue…

Gling. Gling.

— … tous en liberté…

Gling.

— Qu’attendez-vous de moi ?

C’est un silence uniquement troublé par la respiration saccadée de Kaleilah qui répond à la pauvre rousse.

Un silence bien vite interrompu par un bref sifflement suivi d’une détonation. Celle de l’extrémité plate d’une cravache de cuir qui rencontre la pommette d’une impertinente. Impertinente qui tourne presque sur elle-même, n’ayant pu ni anticiper le coup ni prévoir quelle raideur donner à son corps.
Chiffe molle, Kaleilah s’affale à nouveau sur sa maigre paillasse. Cette fois-ci, son interlocutrice ne la relève pas.

Elle se contente de répondre sur un ton où perlent les gouttes d’un poison corrosif que l’on nomme menace.

— D’autres questions ?

L’Eliotrope gémit.

— Parfait. Ota ! Viens voir par ici !

Le bruit d’une course retentit, puis celui de la porte que l’on ouvre et referme. Le lourd Ota a accouru à l’appel de sa maîtresse.

— Madame ? Vous m’av… Oh.

Le spectacle semble l’avoir surpris.

— L’Amaknéenne est une conteuse. Elle se plaît à inventer des histoires qui sont une insulte à l’imagination, mais j’ai estimé que l’une d’entre elles pourrait te distraire.
— Madame ?
— Figure-toi… La persécutrice pouffe un instant. Figure-toi que cette étrangère s’est persuadée qu’on lui a bandé les yeux pour… Comment disait-elle, déjà ? Ah, oui ! Pour qu’elle ne puisse ni reconnaître nos visages ni l’endroit où elle est détenue, persuadée qu’elle est qu’elle sera relâchée !

Un franc éclat de rire jaillit du gosier du jeunot.

— Vraiment ?
— Vraiment. N’est-ce pas tordant ?
— Hilarant, Madame ! Souhaitez-vous que j’aille obstruer les fenêtres ?
— J’allais justement te le demander. Va.
— Tout de suite, Madame.

Les échos de la course inversée d’Ota résonnent. Quelques minutes passent, uniquement ponctuées des halètements de Kaleilah, puis le frottement du bois contre la pierre vient couvrir les pleurs de la jeune femme. Ota — si c’est bien lui — vient de barrer la seule fenêtre de sa cellule.

Une fois l’obstacle bien mis en place, une main poilue vient frôler le visage de la rouquine pour retirer le bandeau qui lui ceint les yeux.

Il faut quelques temps à Kaleilah pour s’habituer à la luminosité ambiante. C’est une semi-pénombre qui s’offre à elle. Une simple bougie éclaire la scène : une adepte de la Grande Ourse qui Mousse se tient debout, devant elle, une cravache à la main.

Vêtue d’un yukata traditionnel aux couleurs de Terrdala, elle est juchée sur de hautes geta laquées. Ses cheveux sont ramenés en un impeccable chignon, ses traits sont impassibles et ses yeux froids dévisagent Kaleilah avec autant de répulsion que si le Quatre de Coeur venait d’avouer qu’elle préfère consommer ses propres déjections plutôt qu’un mets rare et raffiné.

Un Pandawa enveloppé et plutôt court sur pattes, à peine sorti de l’adolescence, pénètre dans la cellule sur ces entrefaites.

— Tout est verrouillé, Madame.

Kaleilah reconnaît la voix d’Ota.

— Parfait, ébéniste. Peut-être pourrais-tu expliquer à l’Eliotrope pourquoi son raisonnement est erroné ?

Ota regarde la rouquine, ouvre la bouche, se ravise puis se lance.

— Eh bien, tout simplement parce qu’elle est une Eliotrope. La femme au yukata opine du chef. Il serait vain de lui laisser voir où envoyer ses portails enchantés et d’espérer la retenir contre son gré. C’est également la raison de l’entravement de ses poignets.
— Et qu’en est-il du fait de la laisser voir nos visages ?
— Cela… Ota fronce les sourcils un instant. Cela lui permet de comprendre — si elle est en mesure de le comprendre — que nous ne redoutons pas de nous dévoiler devant elle. Et…
— Cela suffira, tu peux disposer.
— Oui, Madame.

Le Pandawa à l’embonpoint prononcé quitte la pièce en verrouillant l’huis.

— Tu viens de rencontrer ton geôlier, étrangère.

La femme au patchouli repose sa cravache sur le plateau de bois laqué où luisent des objets métalliques pour la moitié d'entre eux. Les reflets lumineux qui dansent à leur surface ont le malheur de stimuler l’imagination de la captive quant à leurs usages. Aucun d’entre eux ne lui semble réjouissant.

Un hématome grandit sur la pommette fracturée de l’Eliotrope, sans que celle-ci ne puisse s’en rendre compte.

Sa bourrelle tire un rectangle cartonné de sa ceinture de soie, elle en approche le bord de la chair tendre du cou de l’entravée et, d’un geste vif, elle s’en sert à la manière d’une lame. La peau, finement entaillée, finit par laisser sourdre quelques gouttes d’hémoglobine. La tortionnaire badigeonne le carton du fluide carmin et vient le tendre à quelques pouces du visage de Kaleilah.

Son Quatre de Coeur.

— Ça n’a rien à voir avec une supposée dangerosité. C’est plutôt pour faire passer… un message, susurre la tortionnaire au patchouli. Quant à ce que nous attendons de toi, c’est une raison de nous encombrer davantage de ta présence. Personnellement, je ne suis guère patiente, mais, étrangère, la perspective d’avoir à me servir de mes amis ici présents me réjouit. Aussi espéré-je que tu continueras de me prendre pour une Amaknéenne bas du front encore quelques temps !

Tout en parlant, la Pandawa avait désigné d’un gracieux mouvement de manche la ribambelle d’instruments disposés précautionneusement sur le plateau voisin de la bougie.

— Les utilisations du bois de bombu n’en finissent jamais de surprendre les continentaux.

* * *

* * *

Le premier jour passe sans que Kaleilah ne bouge de son matelas. Pour se reposer des événements de la veille, certainement. Également pour réfléchir.

Le second, après que le gardien de sa cellule soit passé pour lui apporter sa pitance, l’Éliotrope se lève pour aller s’asseoir, dos à la porte. Les gloussements de satisfaction qu’elle pouvait entendre à travers cette dernière lui indiquait que c’était certainement le meilleur moment de la journée pour le pataud poilu. Elle se racle la gorge pour indiquer sa présence proche et adoucir le ton de sa voix.

— Hum … Ota, c’est ça ? Que fais-tu donc ici ? Tu parais bien jeune pour déjà être fourré dans ces affaires …

Un bruit de l'autre côté de la porte indique à l'Eliotrope que son geôlier s'est rapproché du battant après avoir quitté ce qui pourrait être une chaise.

— Eh bien, commence le Pandawa sur ses gardes, je suis chargé de votre surveillance. Son ton se fait plus suspicieux. De quelles affaires parlez-vous ?

Un instant passe, le temps pour le jeune au ventre rebondi de reprendre son souffle.

— Vous connaissez mon nom, admet un Ota manifestement embarrassé, mais je n'ai pas l'honneur de connaître le vôtre.

— Tu peux m'appeler Kaly, et me tutoyer, aussi. Un sourire apparaît sur les lèvres de la jeune rousse. On ne t'as pas présenté la raison de ma présence ici ? Tu sais ce que le groupe auquel tu appartiens fait, au moins ?

Oto se racle la gorge.

— Je suis ébéniste, je rends service parce qu'on me l'a demandé. Le Pandawa hésite, de l'autre côté de la porte. De quel groupe parlez-v... Il se reprend. De quel groupe parles-tu... Kaly ?

Le sourire de Kaleilah se transforme en une moue confuse.

— En venant ici, j’ai entendu deux hommes parler des ‘Opalins’ et d’une certaine ‘Triade’. Je me suis dit que tu savais certainement de quoi il s’agissait. Tu dois bien connaître les gens qui t’entourent, pour leur donner ce genre de service, pourtant, non ?

Ota s'adosse sans ménagement contre la paroi qui le sépare de la captive.

— Ce ne sont pas des noms que l'on prononce à la légère, ces deux personnes risquent gros pour en avoir parlé devant toi. Il change de sujet, se faisant plus pensif. De temps à autre, mon maître m'envoie ici et là, afin de servir... Comment dire ? Le jeunot cherche ses mots. De servir d'hôte.

La voix de l'adolescent se fait plus sérieuse.

— Et toi, Kaly, comment se fait-il que tu te sois retrouvée ici ?
— Je ... me suis mêlée d'affaires qui ne me regarde pas, concernant ce groupe. Un village dont la production de riz est exploité pour la production d'un alcoolique dont le trafic sur le continent est illégal. Même un idiot saurait qu'on ne se frotte pas à ça. Un petit rire jaune s'échappe des lèvres de Kaleilah.

Discuter avec le jeune était plaisant. Ota, lui, ne lui répondait pas en lui collant une cravache sur le visage.

— Dis-moi, Ota, ton maître, c'est le foux de l'autre jour ? La femme avait l'air de le respecter.

Le Pandawa s'esclaffe.

— Maître Yon ? Non, pas du tout ! Je suis apprenti chez un ébéniste. C'est lui mon maître.

Ota enchaîne.

— Tu serais donc une idiote, Kaly ?

Elle s'esclaffe à son tour.

— Apparemment ! Idiote, inconsciente, ou même trop curieuse. Le pire, c'est que je n’en sais toujours pas grand-chose, de ces Opalins. Tu as l'air de les connaître, je me trompe ?

La question semble ingénue. Ota peut l'entendre boire une gorgée de sa soupe après qu'elle l'ait posée. Le raclement d'une gouge contre le bois reprend.

— Tout le monde en a entendu parler au moins une fois.

Les minutes défilent, le Pandawa ne semble pas pressé de reprendre la parole. Il finit par céder, après s'être éclairci la voix.

— Et ton groupe, Kaly ? En quoi consiste-t-il ?

— Mon groupe ? Je n’en suis qu’une partie infime… C’est le genre de groupe dont, au contraire, personne n’entend parler, vois-tu ? Le genre de groupe qui s’enrichit en contournant les règles et lois dictées par les puissants de ce monde, comme il en existe sûrement des dizaines sur le continent.

Elle pousse un soupire fatigué. Elle ne fini pas sa soupe, cette fois-ci. Son manque d’activité ne lui ouvre guère l’appétit.

— Tout le monde en a entendu parler, tu dis ? Que dit-ont sur eux ? Ou plutôt, qu’est-ce que toi, tu sais ?

Ota pousse une petite exclamation admirative.

— Tu dois donc être très dangereuse, Kaly ! Je comprends mieux pourquoi tu es enfermée ici... Comment se nomme ce groupe ?

L'adolescent souffle.

— Je sais qu'il vaut mieux ne pas chercher à trop en savoir sur eux, ce n'est pas prudent.

La rousse rigole.

— Moi, très dangereuse … Tu m’as bien vue pourtant, je n’sais pas où tu es parti imaginer ça ! Quelques secondes passent, son ton se fait plus sérieux. Le groupe, cependant, l’est. Et crois-moi, ça vaut mieux pour nous deux que tu n’apprennes pas son nom. Tu as sûrement une belle carrière d’ébéniste devant toi, il ne faudrait pas la raccourcir.

Elle se relève en poussant un petit couinement. Ses blessures ne sont pas encore guéries, et être constamment attachée lui donnait des courbatures atroces.

— Oh, je ne risque pas de me rendre sur le Continent, s'amuse le Pandawa, et je sais pouvoir compter sur la protection des miens. Je ne crains pas d'apprendre le nom de ton groupe !

A peine le couinement de l'Eliotrope a-t-il retenti qu'un soupçon d'inquiétude perce dans la réponse du Pandawa.

— Kaly ? Est-ce que ça va ?
— Ou- Aïe… Oui. C’est juste un peu trop serré. Mes poignets brûlent un peu et mes épaules sont engourdies … Mais j’imagine que tu n’y peux rien, ce n’est pas grave.

Malgré la douleur, le ton de la jeune fille reste doux et compréhensif.

Ota tapote doucement contre la porte.

— J'en suis navré, mais je n'ai reçu l'autorisation de te détacher.
— Je comprends. Il ne faudrait pas qu'il t'arrive des malheurs, à toi aussi ... Elle se retourne face à la porte et atténue le son de sa voix. Entre-nous, Ota, Tu pourrais me les desserrer ? Juste un peu ...
— J'aimerais bien, mais ce serait prendre de sacrés risques.

La voix de la jeune fille se fait plus plaintive.

— S'il te plait, Ota ... ? Personne ne vient jamais, et il faut bien que tu récupères mon bol. Je ne sais pas combien de temps je vais devoir attendre comme ça ...

La porte finit par pivoter sur ses gonds et laisse passer la silhouette enveloppée du Pandawa.
Ota saisit le contenant à moitié vidé de sa soupe.

— Elle est froide, maintenant, regrette-t-il. Veux-tu du thé, Kaly ?

Puis, d'une toute petite voix, il bredouille :

— On ne m'a pas interdit de te masser, cela pourrait-il te soulager un peu ?

Ota peut remarquer la peau pâle des épaules de la jeune fille, cette dernière n'ayant pas la possibilité de mieux remonter son yukata. Elle le regarde avec ses grands yeux turquoise en esquissant un sourire mélancolique.

— Tu es un bon garçon, Ota. Je... Ce serait avec plaisir, à la fois pour le thé, et le massage.

La jeune fille, à nouveau assise en tailleur, se laisse faire. Elle appréhendait le toucher du gros jeunot, mais se fait surprendre par son toucher délicat.

— Tes talents seraient appréciés sur le continent, tu sais ... Mais je comprends que tu préfères conserver la sécurité que tu as déjà ici.

Les ailes d'énergie sur sa tête semblent frissoner.

— J'aurai tant aimé que tu puisses m'en dire plus. Sur les pandits, les opalins ... Je ne sais même pas où nous sommes ...

De la tristesse apparait maintenant dans la voix de Kaleilah. Elle se penche en arrière, reposant sa tête sur l'imposant ventre de son masseur.

Elle souffle :

— Ça fait du bien, merci ...

L'adolescent se dégage, manifestement gêné.

— Tu te trouves là où personne ne viendra te chercher.

Ota finit par se lever après avoir ramassé les affaires ayant permis d'améliorer temporairement les conditions d'incarcération de la rouquine.

— Kaly, tu demandes beaucoup de choses, mais n'en propose aucune en retour. Je serais bien sot de te répondre en me laissant mener par le bout du nez. Mon jeune âge ne signifie pas que je ne sais pas reconnaître une manipulatrice lorsque celle-ci vient se blottir contre ma petite bedaine.

Le Pandawa quitte la cellule sans autre forme de procès et en verrouille de nouveau l'accès.

— Si tu as besoin de quoi que ce soit, fais-moi signe.

Le rabot reprend son office, de l'autre côté du mur.

Un froid avait été jeté. Kaleilah n’osa plus lui adresser la parole pour le reste de la journée.

Lui proposer quelque chose en retour ? Quoi donc ? Ce n’est qu’un ébéniste, après tout.

Le temps passe toujours lentement pour la jeune fille et le gardien, et deux autres jours passent. Enfin, elle décide de se rapprocher à nouveau de la porte.

— Ota, tu as raison… J’en demande trop. Mais tu sais, je ne sais pas où se trouve la limite de ce que je peux dire, ni même si ce que toi, tu saurais me dire, a de la valeur. Elle soupire et l’entend se rapprocher. Si tu veux un nom, alors retiens juste Le Gant du Roi Sombre. Si nous sommes venus à Pandala, c’est parce que notre alcool, notre absinthe, n’est plus acheminée proprement aux enseignes qui nous font confiance à Brâkmar. Pour comprendre pourquoi, certains ont enquêté, et leurs pistes nous ont menée en Akwadala. Mis à part ça, je n’ai pas été mise au courant de bien plus …

L'autre côté de la porte reste silencieux. Petit à petit, une certaine agitation se fait entendre et grandit. Puis une clé rentre fait tourner le gros verrou, l'Éliotrope s'éloigne alors de l'entrée.

La lourde porte pivote lentement pour enfin afficher son visiteur : le foux appelé « Maître Yon » .

Il a entendu ... ?

Il dévisage la jeune fille en passant sa main poilue sur son menton qui l'est encore plus.

— Vous avez meilleure mine, Mademoiselle…

— Kaly, monsieur. Permettez-moi de vous remercier pour ce que vous avez fait. Je n’ai pas eu l’occasion, depuis la dernière fois.

Bien que ses conditions soient toujours celles d’une prisonnière, elle ressent un étrange sentiment de respect en face de celui qui l’a sauvée de sa séance de torture. Bien entendu, la race de celui en face de lequel sa bourrelle s’était écrasée était aussi surprenante.

— Je … Je ne pensais pas rencontrer quelqu’un comme vous. Enfin … Je veux dire … quelqu’un de votre lignée, de votre peuple … Vous êtes le chef des pandits … ? Elle frémit à la fin de sa question, qu'elle trouve trop osée, et se tait pour éviter de s’enfoncer plus. Maître Yon, lui, semble hausser les sourcils. Un demi-sourire se distingue presque sous sa fourrure flamboyante. Pardon, ce n’est pas à moi de poser les questions …

Elle réfléchit quelques secondes et relève les yeux vers ceux de « Maître Yon ».

— Je … suis flattée que vous me tenez cette estime au premier regard. Ses épaules baissent légèrement, ses yeux aussi. Hélas, je ne sais pas vraiment si j’ai envie que tout le monde continue de me voir comme cette fillette naïve et sans défense. Alors c’est ma façon de m’en défaire, de m’endurcir.

Le firefoux ne semble pas vouloir répondre à ça et soutien même son regard sur la jeune fille à la place. Elle enchaîne alors, malgré elle.

— Vous savez, je suis plus quelqu’un qui suit plutôt que quelqu’un qu’on suit … Rejoindre ce groupe me permet de découvrir des nouvelles facettes du monde, facettes qui me seraient cachées si je me contentais d’une vie simple. Et il n’est pas fait de racaille, au contraire. Je pense justement qu’il m’offre une certaine protection contre cette catégorie de personnes.

Elle ne peut s’empêcher d’esquisser un triste sourire en regardant les quatre murs autour d’elle.

Une protection qui a ses limites ...

Le ton du firefoux est doux, mais l’entendre continuer de dénigrer ses compagnons ainsi soulève quelque chose en Kaleilah. Sa réponse, cependant, reste calme.

— Ce bout de gras dont vous parlez, d’autres ont travaillé dur pour l’obtenir, et c’est même devenu plutôt une belle pièce de viande ! Je suppose, sinon, que vous, ou la personne qui décide de me garder ici, n’aurait pas même daigné apprendre l’existence de ce « vulgaire bout de gras » pour commencer. De plus, contourner certaines règles pour le défendre ne nous empêche pas d’agir quand même avec une certaine déontologie.

Appréhendant la réponde de Maître Yon, elle rajoute :

— Enfin, c’est ma vision du sujet … Je n’ai pas toutes les informations en mains, et j’admets être plutôt jeune dans ce milieu.

Le temps passe et le silence complet revient, sans qu’elle n’ait de réponse. Kaleilah se racle la gorge.

— … Ota ? Il m’a entendu … ?

La voix agréable de l'adolescent retentit de l'autre côté de la cloison.

— Je n'en sais rien, Kaly. Pourquoi, c'était important ?

— Important ? Si je me trompe, pas tant que ça.

Elle s'assoit en tailleur, dos à la porte.

— Tu as entendu de quoi on parlait ? Tu en penses quoi, toi, de tout ça ?
— Vaguement, j'ai appris à me mêler de ce qui me regarde, tu sais. J'étais concentré sur mon travail !
— Tu n'es pas curieux ? Tu ne souhaites pas au moins avoir une idée de ce qu'il se passe autour de toi ?
— Oh, Kaly', je sais ce que j'ai le droit d'entendre et ce qu'il vaut mieux que j'ignore. Pourquoi penses-tu que tout ce dont vous avez discuté devrait m'intéresser ?

Kaleilah se relève pour faire face à la porte. Une point d'agacement se fait entendre dans ses paroles.

— Je pense que ce serai ennuyant d'accepter un travail et de ne pas être mis au courant de la raison de ce travail. Et puis, pas plus tard que tout à l'heure, tu me demandais le nom de mon organation ! Donc tu t'intéresses, visiblement !

Un soupçon de surprise ponctue cette déclaration de l'Eliotrope :

— J'obéis à mon maître. Il m'a demandé de me mettre au service de ces personnes car il leur devait un service, et je n'ai pas eu d'autre choix que d'accepter. Je ne sais pas comment les choses se passent sur ton continent, Kaly', mais ici c'est ainsi qu'elles se déroulent.

Les sous-entendus de la rouquine auraient-ils fait moumouche ?

— Oui, je me suis intéressé quand nous étions seuls. Le Pandawa insiste sur ce dernier mot. D'une part parce que cela me peinait de savoir que quelqu'un était enfermé à côté de moi sans pouvoir compter sur la présence de quiconque et, d'autre part, car cela me donnait un sujet de discussion te permettant d'oublier, ne serait-ce qu'un instant, où tu te trouvais. Et je crois me rappeler que tu n'étais pas la dernière à poser des questions.

La jeune fille fait des allers-retours devant la porte, haussant la voix.

— Bien sûr ! Je suis curieuse ! N'importe qui dans ma situation le serait et voudrait savoir pourquoi être retenu aussi longtemps, quand aura lieu la libération, et même si libération il y aura !

Elle s'arrête et plisse les yeux, comme étant prise de migraine.

— Je... Excuse moi. Je vais finir par devenir folle, ici. C'est gentil, de me faire la conversation, mais j'ai aussi le sentiment que tu en sais plus que tu ne veux le faire savoir. Tu n'as pas l'air d'être le dernier des idiots, et je comprends que tu n'en dises rien. Ce serait bête de te mettre aussi dans l'embarras ... Ou alors peut-être que je me trompe, et tu n'en sais vraiment rien de toute cette histoire ...

Ota s'exprime penaudement :

— Tu l'as dit toi-même : tu appartiens à un groupe de personnes dangereuses et tu t'es mis à dos un autre groupe de personnes dangereuses. Je n'aimerais pas être à ta place, Kaly', mais j'imagine que tu devais connaître les règles du drôle de jeu qui est le vôtre...

Le Pandawa enchaîne, sur un tout autre ton :

— Y a-t-il un animal que tu aimes plus que les autres ?

Du tac au tac, elle répond d'une voix nettement plus douce :

— Oh, oui, les tifoux ! Ils sont trop mign... La jeune fille s'arrête. L'agacement, voir l'énervement revient. Attends, tu m'as dis toi-même que je pose trop de questions, que je n'ai rien à proposer. J'ai fini par répondre aux tiennes et maintenant tu changes de sujet ? Tu vas me dire que tu n'as rien à me proposer, toi ?!

— Un massage et une tasse de thé, peut-être ?

Il se fiche de moi ?!

Kaleilah grogne et retourne s'allonger sur son matelas sans donner de réponse.

La différence de taille par rapport à son précédent visiteur est surprenante. L'Éliotrope dévisage le nouvel arrivant en se demandant sûrement comment ce dernier fait pour réussir à se mouvoir.

Son hôte enfin assis et remis de ses émotions, Kaleilah se relève.

— Alors c’est vous la petiote, Kaly ! Par la grande tige ! Tu es toute maigre, Ota te donne-t-il bien à manger ?

La question se pose. La rouquine, déjà mince d'origine, avait maintenant les joues légèrement creusées, les cheveux rêches et décoiffés, le teint pâlot et terne. Cependant, elle se maintient dignement droite.

— C'est moi-même. Je vois que je commence à être connu de l'autre côté de cette porte... répond-elle avec un sourire de politesse. Ne vous en faites pas, la cuisine d'Ota me va parfaitement !

Elle marque une pause en s'habituant un peu aux fins rayons de lumière que daigne laisser passer la masse de l'homme devant elle.

— Hum ... À qui ai-je l'honneur ? Que dois-je à votre visite ?