[Quête Majeure] Seule au Monde

La jeune fille fronce les sourcils, baisse les yeux et cherche dans sa mémoire.

— Heu … Oui. Nous avons sous notre aile une boisson. De l’absinthe, pour être précis. Nous avions cependant découvert que notre alcool n’était plus acheminé aux tavernes qui le vendaient, à la Sombre. De plus, ceux qui s’occupaient de la production avaient coupé court à notre accord sans nous prévenir avant.

Ota revenait tranquillement, boisson et verreries en mains.

— Enfin, je dis « nous », mais je ne faisais pas encore partie de l’organisation à ce moment-là. Je ne saurai vous en dire plus, non pas car je ne sais pas, mais car je n’ai pas plus d’informations sur le sujet. L’organisation fait très peu de bruits, même entre ses membres.

La rouquine et la montagne regardent tous les deux le jeune geôlier verser l’alcool blanc dans trois coupettes en faïence.
Kaleilah relève ses yeux turquoise et les plonge dans ceux du brasseur.

— Shin, que penseriez-vous d’une rencontre en terrain neutre entre nos groupes, avec les membres qui sauraient vous informer et avec qui un accord pourra être créé ? Cela pourra être bénéfique pour nos deux boissons. De plus, le temps passe, ils décideront sûrement de venir me chercher par la force. Évitons les pertes inutiles dans chacun de nos côtés.

Kaleilah retrouve un sourire plus sincère. Sa demande n'avait pas reçu de refus catégorique, la réponse était même plutôt positive. Cependant, elle était plutôt chagrinée de ne pas pouvoir trinquer, ses mains toujours fermement attachées. Elle jette un œil dans son dos avec une moue pour faire comprendre sa situation au gros.

— ... tu n'as pas entendu parler d'autres breuvages ?

— Vous n'imaginez pas à quel point j'aimerai ça, en discuter autour d'un bon repas ... Concernant l'absinthe, elle est plutôt forte. Pas ma tasse de thé, si vous voulez savoir. Mais je suis certaine que vous pourrez vous faire votre propre un avis sur cette dernière ! Cela ne tient pas qu'à moi, mais je suis certaine qu'on pourra vous faire parvenir quelques bouteilles à déguster, quand toute cette histoire se sera arrangée.

Ota, à côté d'eux, se délecte de la boisson en imitant Shin quelques instants plut tôt et en écoutant d'une oreille distraite.

— Je n'ai malheureusement aucune idée de son lieu de production. J'ai entendu parler de montagnes une fois, mais je ne saurai vous dire lesquelles. C'est une de ces informations que nos supérieurs préfèrent garder pour eux, vous-voyez ...

Elle soupire, puis repointe ses yeux curieux dans ceux du gros.

— Il n'y a que l'absinthe dont j'ai connaissance et qui nous concerne ! Quelles sont ces autres boissons dont vous avez entendu parler ? Je m'demande bien quelle source a pu faire parvenir cette nouvelle à vos oreilles.

Un rire gêné s'échappe des lèvres de « Kaly ».

— Ha... ha... Pas mon genre du tout, non. Je n'ai de rapport avec la Sombre qu'avec mes origines. Je suis même prête à parier que vous n'auriez jamais deviné que je viens de là-bas. Vos terres et vos têtes sont sauves, ne vous en faites pas. En tous cas, avec moi.

Ses yeux se dirige vers la bouteille entre eux. Elle s'ose même à la prendre en main pour regarder avec plus d'attention l'étiquette.

— Vous brassez ceci de vos propres pa-... mains, donc ? J'ai du mal à me dire que vous ayez choisi d'en faire le commerce aussi loin de votre île. Les coûts d'exports doivent être exorbitants, non ? Vous arrivez à être rentables ? Ou alors il y a une astuce qui m'échappe.

— ... sans retour ...

Sans retour ... sans retour ... sans retour ...

L'écho des mots du ventru résonne entre les oreilles de la prisonnière. Ses muscles se tendent, sa mâchoire se serre. Le rythme des vaguelettes sur les tissus adipeux de Shin provoquées par son effort donne le tournis à la rouquine.

Tout ça pour ça ... ?

Il s'apprête à franchir le pas de la cellule. La jeune fille s'insurge alors :

— Vous ... êtes venu juste pour me dire ça ? Pourquoi vous envoyer alors, si vous n'êtes qu'un brasseur ? Pour m'offrir une distraction, c'est ça ? Ou alors pour vous distraire, peut-être ? Je n'sais pas où vous voulez en venir, à papoter avec moi, vous et les autres, surtout si c'est pour me laisser croupir ici, au final ! Si je ne suis qu'une bête de foire venue du continent avec qui chaque membre de votre clan a droit à une petite discussion, il fallait me le dire plus tôt !

Les joues de la rouquine son brûlantes et les mots s'échappent de ses lèvres avant qu'elle n'y réfléchisse. L'isolement et l'amer sentiment qu'on se joue d'elle allaient finir par avoir raison de son sang-froid.
Son souffle chaud soulève à intervalles réguliers une de ses mèches venue barrer son visage. Elle déglutit et calme son intonation.

— Soyons rationnels un instant, s'il vous plaît ... Vous l'avez dit vous-même : les négociations sont encore possibles, nous avons tous à y gagner !

Chaque mots prononcés par la montagne assène un coup en plus dans le moral de la jeune fille. Désabusée, les épaules basses, regardant ses pieds, elle ne sait plus quoi répondre. Il avait raison : ses conditions n'étaient pas aussi déplorables qu'elles auraient pu l'être. Et puis, c'était un jeu auquel il ne fallait pas perdre, et elle s'y était risquée.

Elle tourne les talons pour aller au fond de sa cellule, lasse :

— Je ... Merci d’espérer pour moi ... J'espère aussi ... Bonne continuation ...

L'Éliotrope s'allonge sur le matelas de fortune, tournée le dos à la porte pour cacher ses yeux rouges et humides qu'elle retient depuis déjà quelque temps.

« Je ... Que ... ? Merci, Ota ... » bredouille l'Éliotrope en acceptant le petit animal sculpté. Le bois n'est pas de première qualité, mais la taille est fine, et les détails bien apparents. Du beau travail, en soit !

Elle regarde le balourd se relever et sortir de la cellule, ne sachant pas vraiment quoi répondre de plus. En plus de la figurine, l'alcool lui avait apporté un doux sentiment de réconfort. Elle qui n'était pas une habituée de l'ivresse, la chaleur apportée la fit se sentir heureuse, le temps d'une soirée, quelque chose qui n'était pas arrivé depuis un moment.

Le gros verrou claque dans un bruit sec et métallique qu'elle connaît désormais bien. Les ronflements d'Ota se mirent à résonner. Ceux-là aussi, elle s'y était habituée, bien qu'ils se faisaient particulièrement intenses, ce soir-là.

De nouveau assise sur son matelas, là où les fins rayons lunaires éclairent encore sa « chambre » à travers la fenêtre barrée, elle fait rouler la figurine dans sa main. L'objet était une nouveauté, un divertissement, et qui plus est, tout à fait à son goût. Il lui rappelle son propre animal de compagnie, qui doit bien se demander ce que fait sa maîtresse depuis si longtemps.

Le sommeil ne lui vient pas encore, alors elle regarde le tifoux en bois et l'inspecte jusque dans les moindres détails.

Les yeux écarquillés, elle regarde le petit objet en métal. Elle se relève aussitôt, sur ses gardes. Rien d'autre que les ronflements d'Ota ne semblent déranger cette soirée.

Prise d'un excès de zèle soudain, elle l'essaye aussitôt, avec délicatesse, sur le verrou de la porte qui la sépare du monde extérieur.

... Clac ... Le mécanisme tourne sans broncher. Elle entrouvre alors la porte pour pouvoir observer ce qu'il y a de l'autre côté.

Dans la pièce voisine, Ota ronfle à qui mieux-mieux sur ce qui lui sert de lit. Une table, un coin-cuisine et un tabouret que jouxte un tas de copeaux complètent le tableau. Une porte barrée de l'intérieur se dresse au milieu de l'un des murs sans fenêtre.

L'Éliotrope s'y aventure. Elle a l'impression de faire une grave erreur, mais elle n'attendait que ça, de sortir de là. Dans la cellule derrière elle, elle trace un portail dans les airs puis referme la porte.

On ne sait jamais ...

Puis, le regard de la rouquine se pose sur Ota. Mille questions lui traversent la tête. Pourquoi ferait-il ça pour elle ? Et si on apprenait ce qu'il venait de faire ? Que lui arriverait-il ? Serait-ce de sa faute, si on lui faisait du mal ?

Elle repose la figurine-tifoux et sa clé à côté de l'adolescent. Pour l'instant, peu importe. Elle se torturera l'esprit plus tard. Maintenant, elle n'avait pas de temps à perdre.

Kaleilah n'attend pas plus pour soulever la barre qui bloque la seconde porte. Elle l'entrouvre comme précédemment pour jeter un œil discret à extérieur.

« 'suis pas... la rivière... 'aly... marmonne l'endormi. Trop de P... dits. »

La jeune fille sursaute. Dans un ronflement, il ajoute :

« Passe par la f...rêt. Touj... tout droit. Te perds... mmmh, pas. »

La forêt ... tout droit ...

Dans un souffle, un murmure s'échappe des lèvres la captive. « Merci, Ota ... » Dehors, rien à signaler. Des pousses de bambou bordent un court d'eau à proximité et des imposantes fleurs bariolées jonchent un sol mi-terreux, mi-boueux, ça et là. Une centaine de mètres plus loin, pas de doute, la forêt dense dont Ota parlait se dresse fièrement.

La jeune fille agit alors rapidement, mais avec prudence. Elle s'empare d'un couteau posé là sur la table pour déchirer le bas de son yukata. Puis, utilisant ce morceau de tissus, elle enroule ses cheveux, et surtout ses deux ailes brillantes turquoises qui seraient bien trop visibles en pleine nuit. Elle était bien consciente du risque qu'elle allait prendre, alors autant le minimiser.

Ses deux pieds nus maintenant dans la terre mousseuse bordant l'entrée de la maisonnette, elle respire un air frais. Un air au parfum de liberté.
Sans regarder derrière elle, elle s'élance vers les bois en se guidant à l'aide des étoiles pour garder un cap droit.

La forêt bruisse de l'entrechoquement régulier des bambous démesurés. A la seule lueur des astres, Kaleilah tente, tant bien que mal, de se frayer un chemin entre les feuilles. Le sol est irrégulier, ses déplacements rendus peu discrets par les restes de végétaux desséchés qui nourrissent l'humus.

La prison a disparu depuis de longues minutes, déjà, et l'alarme ne semble pas avoir été donnée. Brave Ota...

Le coulis de l'eau se fait entendre sur la gauche, l'Eliotrope prend bien soin de s'éloigner du lit proche de la rivière, suivant à la lettre les recommandations de son geôlier devenu complice.

De temps à autre, Kaleilah croit apercevoir de menues silhouettes se glisser entre les bambous séculaires, mais rien en elles ne rappelle les formes grotesques et pataudes des Pandikazes d'Aerdala.

La rencontre imprévue d'un Kitsou met la rouquine dans tous ses états. Ces créatures se déplacent généralement en meute, mais l'Eliotrope parvient à passer inaperçue et à poursuivre sa progression.

Néanmoins, au fil de la nuit, Kaleilah ressent de plus en plus la désagréable impression d'être surveillée, épiée, voire même suivie par moment. Ça bouge, dans les broussailles, sans qu'elle ne parvienne jamais à discerner ses invisibles poursuivants.

C'est en traversant une clairière que la fuyarde comprend, à la pâle lueur des étoiles, que ce n'est pas dans les broussailles que quelque chose bouge, mais que ce sont les broussailles qui se meuvent. Relativement peu dangereux la journée, les Bulbes de Pandala changent considérablement de comportement la nuit, et ils viennent de trouver, pour certains, une proie en Kaleilah. Du moins, c'est le sentiment de la jeune fille tant la horde sans cesse grandissante d'êtres végétaux semble désireuse de la happer de ses excroissances racinaires et de l'engloutir sous sa masse.

La rouquine ne tient pas à découvrir le sort qui lui est réservé, et elle presse le pas, trébuchant à de multiples reprises. Parfois, elle est contrainte d'user de ses portails pour accroître l'écart, qui diminue régulièrement, entre les esprits de la forêt et elle. Tant et si bien qu'au bout d'un moment, elle est obligée de se rendre à l'évidence : à force de se concentrer sur ceux qui la suivent, elle en a négligé le cap qu'elle s'était juré de maintenir.

Les heures s'écoulent, inexorablement, et la panique cède la place à la fatigue, mais Kaleilah doit continuer d'avancer, coûte que coûte, elle ne peut pas se permettre d'être reprise. Qui sait quel sort l'attendrait si cela arrivait ?

La luminosité ambiante s'améliore, le soleil est sur le point de se lever et cela fait déjà un petit moment que l'Eliotrope s'est rendu compte que les Bulbes sont moins pressés de la rattraper.

*
* *

Shanigami et Garnan avaient fini par échapper aux Pandikazes : ils avaient trouvé refuge sur une plateforme perchée dans les arbres. La nuit tombait lorsqu'ils reçurent un tofu d'Emyn Muil :

« Rendez-vous aux coordonnées que vous avez trouvées. Localisez Kaleilah et libérez-la si possible. »

Ils se mirent immédiatement en route.

L'obscurité n'aidait pas l'Osamodas et le Zobal qui peinaient à s'orienter avec la carte et la boussole que le Roi de Cœur avait pensé à leur donner juste avant qu'ils partent.

L'atmosphère n'était pas pour les rassurer. La forêt devenait épaisse. Ils apercevaient continuellement des ombres qui se mouvaient sans faire de bruit dans les buissons — ou bien étaient-ce les buissons eux-mêmes ? Ils sursautaient à chaque fois qu'une rafale faisait s'entrechoquer deux des immenses bambous de la forêt d'Aerdala.

Le jour était en train de se lever quand, dans une clairière, ils tombèrent nez-à-nez avec quelqu'un. Garnan, par précaution, dégaina son épée. Personne n'avait bougé pendant de longues secondes lorsqu'un des premiers rayons du jour dévoila finalement l'identité de la silhouette.

« Kaleilah ! »

Les cuisses en feu, le souffle court et le visage rouge, l’Éliotrope est affaissée contre un large tronc de bambou. Ses jambes n’ont plus la force la porter de nouveau, mais au moins, plus rien ne semble vouloir la transformer en terreau. Plus loin, des larges feuillages semblent s’écarter.

Qu’est-ce que …

Ses yeux s’agrandissent, elle est terrifiée. À quelques kamètres d’elle, deux silhouettes en contre-jour s’approchent. La première a une tête ornée de cornes démoniaques — du point de vue de la jeune fille — et le second semble porter un immense sabre dans son dos, que Kaleilah suppose être la dernière chose qu’elle verrait.

C’est la f-…

« Kaleilah ! »

Le « démon » accourt. La rouquine tente de se replier, mais rien à faire, son corps est tétanisé. Elle plisse les yeux, et remarque alors un détail curieux. La peau de l’individu est d’une étrange nuance bleutée. Un volatile semble également perché sur son épaule …

« Sh-… Shani ? Shani ! »

Dans un élan, la jeune fille s’élance vers son sauveur, en tendant les bras. Son yukata déchiré et ses cheveux en pagaille sous son bonnet de fortune ne font qu’accentuer son air d’éberluée. Le disciple d’Osamodas rattrape Kaleilah de justesse et profite un temps presque trop long de leur étreinte avant de l’aider à se relever.

Garnan finit par arriver à leur niveau. De près, elle peut remarquer que ses vêtements sont mouillés, et plusieurs entailles maintenant recouvertes de sang coagulés sont parsemés sur le corps du guerrier. Une moue désolée s’affiche sur le visage de la rouquine. Elle comprend que c’est sûrement pour la retrouver qu’il a dû en venir à la lame. Il ne semble cependant pas vraiment en pâtir.

Shanigami est déjà en train de la harceler de question. Qu’est-ce qu’il s’est passé pendant 3 semaines ? Comment s’est-elle échappée ? Est-ce qu’ils lui ont laissé ses sous-vêtements ? D’habitude, elle l’aurait giflé. Mais aujourd’hui, elle en rit. Elle en rit même à en pleurer.

Le chemin du retour jusqu’au centre de Pandala Neutre se fait dans la bonne humeur, chacun à se raconter ce qui leur est arrivée pendant l’absence des autres.

Enfin arrivés dans la Brune, en fin de matinée, Kaleilah se fait accompagner jusque chez elle, non sans remercier à nouveau chaleureusement ses sauveurs. Eux, feront un détour au Lépreux Chauve, afin d’envoyer un message annonçant le succès de leur mission.