[Quête Majeure] La flûte d'Amelin

Le Roi de Cœur, mains dans le dos, observait par la fenêtre le calme de la nuit sous le regard scrutateur de sa Dame installée sur un divan carmin. Entre eux, le Valet de Trèfle faisait les cents pas, reliant les deux portes de la pièce qui se faisaient face. Le sol était jonché d’ouvrages, de documents et de portraits déposés pêle-mêle sur les tapis tandis que d’autres étaient remisés sur les quelques rares étagères.

Tous trois songeaient dans un silence sépulcral entrecoupé par les craquements du vieux manoir quand un tintement de grelots précéda celle qui pénétra dans la pièce. Le Valet de Pique rejoignait ses compères.

– Le Crâne de Pierre, la corrigea-t-on machinalement. C’est dans le massif de Cania, oui. Mais nous avons un sujet plus urgent à traiter, Arlène. »

Le Roi de Cœur avait raison. Le silence leur faisait peur et semblait bien plus préoccupant. Affiché sur le mur, derrière Scriabine, deux lettres. La première venait de Kino et informait Kalirr que le dernier chargement d’alcool n’était pas arrivé dans son estaminet. La seconde avait été signée par la Fille Pernode. Elle certifiait à la Main du Valet Noir avoir envoyé le chargement en temps et en heure. Plus inquiétant encore, les Bras-Sœurs ne donnaient plus signe de vie.

L’Antichambre tint un conciliabule d’une demi-heure avant d'arrêter la décision du jour : il fallait tourner le regard vers Brâkmar et y mobiliser les agents disponibles afin de mieux cerner la situation, il en allait de la pérennité financière de l’organisation. Quand ils eurent fini de parler, une cinquième silhouette se détacha de l'ombre dans laquelle elle était restée muette depuis le début. Tout le monde se tut, et sa voix mi-rocailleuse mi-mielleuse embauma l'atmosphère de l'antichambre pendant quelque temps.

Ainsi, malgré l'affaire brûlante de Brâkmar, les Têtes quittèrent le manoir avec l'intention de mobiliser tous les agents disponibles afin de retrouver la mythique flûte d’Amelin.

Une chouette hululait dans le bois alentour, ajoutant quelque angoisse aux bruits nocturnes de la forêt. Comme le soleil passait derrière l'horizon, le scurrile domestique du Valet Noir allumait les bougies de la grande pièce ; les flammes donnaient aux visages grimaçants sous les ogives une allure plus grotesque encore.

« Cependant... Nous avons également de mauvaises nouvelles. »

Le Valet Noir, qui écoutait le rapport de ses fidèles Têtes, examinait la flûte d'Amelin, l'air satisfait.

« De très mauvaises nouvelles... insista Scriabine. Particulièrement préoccupantes. »

L'illustre chef de la Main reposa la flûte sur la table puis s'enfonça dans son fauteuil.

« Je vous écoute. » lâcha-t-il d'un air grave. Il attrapa son verre et but quelques gorgées du vin vermeil qu'il contenait.

« Comme vous le savez déjà, nous avons appris ce matin que la livraison que devait recevoir Kino n'était pas arrivée... Pourtant, la fille Pernode assure l'avoir envoyée dans les temps. Nous avons tenté de contacter les Bras-Sœurs pour en savoir plus... mais impossible d'obtenir une réponse, résuma Scriabine. Nous avons donc envoyé un messager aux Kha'tri... Mais il n'est toujours pas revenu.
— Je vois... » fit le Valet Noir.

Les Têtes échangèrent des regards inquiets, voyant que leur chef ne disait rien de plus.

« Il faut absolument que nous dépêchions nos agents à Brâkmar pour enquêter là-dessus. reprit la Dame de Coeur.
— Tous nos agents... et le plus vite possible. s'aventura Kalirr.
— En effet, Brâkmar représente la moitié de nos revenus maintenant. Nous devons agir au plus vite, renchérit Emyn Muil.
— Nous avons déjà commencé à étudier la question... Nous avons un plan d'action en tête... » poursuivit Scriabine.

Le Valet Noir interrompit la discussion d'un geste de la main. Il vida son gobelet en scrutant ses Têtes de ses yeux perçants ; il reposa le verre et s'humecta les lèvres avant de rompre le silence.

« Hors de question. La priorité, c'est de retrouver Keven avant qu'il ne disparaisse dans la nature. Lui seul peut nous aider à retrouver les autres objets du coffret abandonné par Léon. Envoyez peut-être un agent du Trèfle à Brâkmar, ça ne doit pas être bien grave... mais mettez l'enseigne du Cœur sur les traces de Keven. Toute l'enseigne. Envoyez immédiatement des gars du Carreau chez Keven aussi, au cas où il y retournerait. Puis il faudra fouiller sa maison également... Le Trèfle pourra donner un coup de main. Keven ne doit pas nous échapper. »

L'étonnement et l'inquiétude se succédaient sur les visages de Scriabine, Kalirr et Emyn Muil. Arlène, goguenarde à l'idée de se la couler douce, sifflotait.

« Le Pique aussi. » rajouta leur maître à tous, faisant grogner l'arlequine.

« Mais... » commença le disicple de Xélor qui laissa sa phrase en suspens : le Valet Noir lui lançait un regard noir.

« J'ai donné mes ordres. Je compte sur vous. Ne me décevez pas. »

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« Je ne l'ai jamais vu comme ça... lâcha Emyn.
— C'est absurde. Nous parviendrons bien à retrouver Keven plus tard, il n'a pas l'air bien malin... commenta le Valet de Trèfle, perplexe. Mais quant à nos coffres, ils ne se rempliront pas par magie.
— C'est décidé. Nous diviserons nos agents en deux équipes à Brâkmar, pour enquêter du côté des Kha'tri et de Jules Pillère à la fois. Pendant ce temps, tu pourras tout de même faire un tour chez Keven, Arlène... renchérit Scriabine.
— Tes désirs font désordre, ô Mamatriarche... 'tendons-nous bien, j'aurai le droit de le tarabiscoter... de l'aristocrate-à-thé... Flûcre, j'y suis ! De l'as-tricoter un brin sur les bords, ou pas ? C'est qu' j'l'aime bien, l'gars Keven. Et qui aime bien... châtie bien. »

L'aube étendait sa cape pourpre sur la campagne astrubéenne encore endormie. Derrière la rangée de peupliers, à l'horizon, les remparts de la cité des mercenaires s'approchaient aussi vite que le permettaient les dragodindes... Les agents de la Main du Valet Noir, à peine réveillés, y attendaient les Têtes de pied ferme.