[Quête initiatique — Shanigami] Une peau bleue sous une peau verte

Le Bwork fronça les sourcils à la dernière remarque de Shanigami mais ne répondit rien.

Celui-ci essayait d'appeler son comparse gobelin par la fenêtre qui ne répondait pas. Il dut finalement hausser la voix pour, enfin, entendre une porte doucement s'ouvrir et voir le visage inquiet de Gobroptkine à la fenêtre, qui hésita un instant avant d'ouvrir. Alors que Shanigami tentait tant bien que mal de s'engouffrer dans la maison — il était, après tout, sensiblement plus gros sous cette forme —, il entendit le Bwork qui l'avait empêché d'entrer s'adresser à un autre :

« Twâ savoâr qui ça être autre gugus vouloâr entrer ?
— Si chef. Lui être livreur de bibine. Lui arriver ce matin.
— Tiendonk ? Lui rester dans grange, hein ? Toâ surveiller entrée pendant que moâ poser quelques pitites questions. »

L'anxiété de Shanigami monta d'un cran. Et plus encore lorsqu'il entendit des bruits de pas approcher : il avait oublié qu'un Bwork faisait un tour de garde derrière la maison ! L'adrénaline aidant, il parvint finalement, avec un certain effort, à passer la fenêtre ; il sauta à l'intérieur avec un bruit mat.

Et puis, d'autres bruits encore éveillèrent son attention : on entendait des appels dans le camp. Quelque chose se passait, dehors.

Il scruta rapidement la pièce où il se trouvait. C'était un cellier avec des rangées d'étagères où étaient disposés différents pots, bouteilles, plats et autres aliments. Il y avait une porte en face de lui ouverte sur un couloir et une autre à sa gauche, qui était fermée. Le regard de Gobroptkine se portait alternativement sur lui et sur la fenêtre derrière, l'air inquiet, mais il n'osait pas parler.

Le gobelin voulait conduire Shanigami vers la porte par laquelle il était entré, tandis que celui-ci scrutait la pièce. Des étagères, une table et quelques tonneaux pourraient servir à bloquer une porte. Par la fenêtre toujours ouverte, il pouvait entendre le Bwork qui continuait à approcher en sifflotant. C'était il y a une heure, environ, qu'il avait bu la potion.

Le petit gobelin entraîna Shanigami dans le couloir puis monta les escaliers. A ce moment, celui-ci put entendre des voix dehors :

« Hé ! Mwâ avoâr vu fenêtre kouizine ouverte. Ça normal ?
— Tiendonk ? Bizarre. Kouizinier pas encore venu pourtant. »

Mais Gobroptkine ne s'en soucia guère et continua son chemin. Il conduisit finalement Shanigami devant une porte, au bout d'un couloir à l'étage, lui faisant signe qu'il était arrivé à l'endroit désiré. Tout était silencieux. On entendait seulement quelqu'un ronfler de l'autre côté de la porte. Lorsque Shanigami jeta un regard par la serrure, il découvrit une pièce encombrée d'étagères remplies de livres, avec un lit au fond d'où dépassait, au milieu des couvertures, un bonnet de nuit s'agitant mollement au rythme de la respiration du dormeur.

Shanigami fit quelques pas dans la pièce qu'il balaya du regard. A sa droite, sous une fenêtre, il remarqua un bureau encombré de papiers en désordre et, au pied du lit, il aperçut le coffre dont devait parler Gobroptkine. Le Bwork continuait de dormir à poings fermés dans son lit. Un volumineux grimoire était posé sur sa table de chevet, à côté de laquelle reposait un bâton de magicien contre le mur. Ailleurs, les murs étaient barrés d'étagères remplies de livres, de bocaux et d'autres artefacts étranges. À sa gauche, il y avait une grande armoire à deux battants entr'ouverts.

Il entendit une porte s'ouvrir au rez-de-chaussée, des voix et des pas.

La plupart des documents présents sur le bureau concernaient vraisemblablement les travaux de Bwaader sur la magie. Puis Shanigami tomba sur une lettre qui attira son attention :

« Cher ami,

En récompense de vos fidèles services, je vous adresse ci-joint une lettre de change à encaisser à la banque d'Astrub en échange de la somme convenue. »

Le document n'était pas signé ni scellé mais était daté d'il y a quelques jours. Soudain, Gobroptkine, dans un souffle, alerta l'Osamodas : « Ça arrive ! Les peaux-vertes ! »

On entendait, en effet, des bruits de pas gravir les escaliers avec hâte.

Il n'y avait rien dans l'armoire, sinon des vêtements pendus à des cintres et des bottes qui traînaient au sol. Comme les bruits de pas s'approchaient, Gobroptkine se faufila à l'intérieur du meuble pour se cacher.

L'Osamodas, n'ayant pas encore appris à voler comme ses tofus chéris, s'écrasa avec fracas sur une charrette entreposée sous la fenêtre. Il était dans une arrière cour, entre la palissade et la maison. L'endroit sentait la pisse : il y avait des latrines pas loin. Alors qu'il se remettait péniblement sur son séant, il entendit la porte céder dans la chambre de Bwaader.

« Qu'est-ce que c'est que ce vacarme ? entendit-il protester une voix ensommeillée à l'étage.
— Messire Bwaader, nous pardon. Avoâr chose bizarre dehors... Avez entendu grand crac ?
— Certes ! Que se passe-t-il ? A-t-on... assujetti ma porte avec mon bâton ? Regardez ce travail, il est brisé !
— Ah ! Toâ voir, Bwadchofaj ? Moâ savoâr kek'chose pas tourner rond ici ! fit une troisième voix.
— Chut ! Regardez, fenêtre ouverte ! répondit la deuxième. »

Shanigami parvint à se traîner lamentablement à l'abri d'une tonnelle. Son coccyx lui faisait atrocement mal et il ne parvenait plus à bouger son bras gauche. Heureusement, il eût la présence d'esprit de se mettre en boule pour mieux recevoir le choc. Jetant un regard au-dessus de lui, il vit un Bwork se pencher par la fenêtre et scruter la cour.

« Ça ! Charrette crac-crac ! Ça gros crac ! s'écria-t-il. »

À ce moment-là, le son d'un cor retentit venant de la forêt.

« Qu'est-ce donc encore ? demanda Bwaader, l'air agacé.
— Ça, messire, être Bwassensoâf parti forêt car trouvé Bwork kaputt-kaputt avec pitite flèche dedans lui, répondit le dénommé Bwadchofaj.
— Ça l'air gros braguge, renchérit l'autre. »

On entendait effectivement des cris dans le camp. Quelque chose de grave et d'inattendu était en train de se passer.

« Bon ! Je vais voir ce qui se passe. Bwadeuvre, reste ici, sait-on jamais. Bwadchofaj, viens avec moi. Allons ! fit le Bwork mage. »

Shanigami tâcha de s'éclaircir les idées. Sa situation était piteuse. Sans doute avait-il fait des choix trop hâtifs. Et il ne détenait toujours pas l'information qu'il était venu chercher. Qu'aurait pensé Varjo de lui ? Certes, l'Osamodas pouvait se fustiger, mais il ne se rendait sur le moment pas compte que sa mission était particulièrement périlleuse. Il lui apparut tout de même que la situation n'était pas totalement désespérée. Il restait toujours Gobroptkine là-haut, caché dans son armoire, et dont on ne soupçonnait probablement pas la présence. Le Bwork mage avait perdu son bâton, ce qui le rendait moins dangereux. La pièce, à l'étage, était désormais presque vide. Et toute l'attention du camp était divertie par des évènements dans la forêt, auxquels Boghdohir et Garnan ne devaient pas être étrangers. Où était Garnan, d'ailleurs ? Le petit tofu, qui s'était envolé hors de sa poche avec des pépiements outrés au moment où il avait sauté, venait de se poser devant lui, le regardant avec de grands yeux curieux. Il se rappela qu'il pouvait toujours communiquer avec son acolyte !

Et peut-être deviendrait-il judicieux de le faire enfin, en dépit de ses éventuelles réticences. Il ne lui restait plus que moins d'une heure des effets de la potion. Il avait peut-être une opportunité inespérée de retourner dans la chambre du Bwork mage pour trouver les informations manquantes. Il faudrait toutefois organiser son évasion au mieux. Mais il n'eût guère le temps de trop y réfléchir, car un nouveau péril se présenta. Sur le chemin de ronde sur la palissade, il vit un archer Bwork s'approcher, attiré par le bruit. Il jeta un regard circulaire autour de lui : il y avait, juste au-dessus de lui, une fenêtre qui était fermée ; à droite de cette fenêtre, une porte, elle aussi fermée ; et, enfin, en face de lui, le cabanon en bois qui abritait les latrines, adossé à la palissade.

L'archer n'était plus là lorsque Shanigami sortit des latrines en boitillant. Il put entrer sans problème dans la maison, la porte n'étant pas fermée. Aucun bruit à l'intérieur. Il avança prudemment dans le couloir, puis gravit les escaliers lentement. Presque arrivé à l'étage, il put apercevoir la chambre de Bwaader dont la porte était ouverte. Il s'approcha sans faire de bruit. Un Bwork se tenait accoudé à la fenêtre.

Le plan de Shanigami marcha comme prévu : le Bwork, en entendant le raffut, s'écria : « Ki vala ? » avant d'avancer, circonspect, dans le couloir et de descendre les escaliers à pas rapides en répétant son interrogation.

L'Osamodas en profita pour entrer dans la chambre. Il se précipita sur le coffre mais celui-ci, comme on pouvait s'y attendre, était fermé. Éperdu, il ne savait pas où trouver la clé. Il eut peur que le Bwork Mage l'ait emportée avec lui, en quittant la maison. Puis une aide providentielle le tira du désespoir :

« Attends, moâ savoâr où être. »

C'était Gobroptkine. Le gobelin était sorti du placard où il était caché et se dirigeait vers la table de chevet. Il ouvrit le tiroir et en sortit une clé en argent. S'approchant de l'Osamodas, il la lui tendit, dans un geste triomphal. Un déclic retentit et le coffre s'ouvrit. Il était rempli de kamas mais c'est sur un papier plié en deux que l'attention de Shanigami se porta. Il ouvrit celui-ci et lut :

« Nous, Messire Guanelon Bard, citoyen de la cité d'Astrub, certifions octroyer à Messire Bwaader, fils de Bwadorno de Fort-Franc, sous présentation de la présente lettre, la somme de trois-cent mille kamas à prélever sur notre compte à la banque d'Astrub. »

Le document était authentifié par le sceau de Guanelon Bard ainsi que par celui de la banque d'Astrub. Il était, en outre, chirographié : des coupures en dents de scie en composaient l'une des bordures, qui permettaient d'assurer qu'il était bien le double écrit sur la même feuille que celui conservé par la banque.

Shanigami eut à peine le temps de se satisfaire de sa découverte. Déjà, il entendait des pas dans les escaliers.

Dans un vacarme d'enfer, Shanigami descend les escaliers et rue dans le couloir, fonçant à travers la fumée. Il se trouvait finalement dehors, devant la façade principale de la maison. Comme la confusion régnait dans le camp, qu'on échangeait des cris, qu'on courrait en tous sens, qu'on rassemblait armes et combattants, personne ne prêta attention à l'intrus et au gobelin qui l'accompagnait. Dans la maison, des appels interrogatifs se faisaient entendre.

Rien à faire, la palissade avait été construite récemment et bien construite : aucun défaut dans la fortification ne permettait de passer à travers. Cependant, il y avait régulièrement des escaliers en bois ou des échelles qui permettaient d'accéder au chemin de ronde.

Alors qu'ils investiguaient ainsi, de nouveaux sons de cors se firent entendre. Des cris fusèrent et Shanigami put apercevoir, au milieu du camp, Bwaader donner des ordres. Une troupe de Bworks tout équipés se rassemblait devant la porte, prête à sortir du camp. En jetant un regard derrière lui, l'Osamodas put également voir un Bwork, celui qui lui avait interdit l'accès à l'entrée de la maison un peu plus tôt, sortir de la grange et se diriger vers le logement de Bwaader. Là, devant la porte, il discutait avec agitation avec le Bwork qui surveillait la maison au moment où Shanigami s'y était infiltré la deuxième fois.

Shanigami trouva le chemin de ronde vide une fois arrivé en haut. En fait, les regards étaient tous tournés vers le sud, où se dirigeait une troupe de Bworks. Néanmoins, il lui fallait désormais redescendre de l'autre côté. Il remarqua une bannière qui était suspendue grâce à une corde. Sans hésiter, il se précipita vers la bannière et récupéra la corde. Elle n'était pas bien longue mais il devrait s'en contenter. Il l'attacha solidement à l'un des rondins et descendit précautionneusement le long de la palissade ; il dut se laisser choir sur le dernier mètre mais atterrit sur le sol sans difficulté. Gobroptkine le suivit sans tarder. Ne perdant pas de temps, ils coururent pour traverser l'espace à découvert afin de gagner l'ombre de la forêt au plus vite où, enfin, ils prirent le temps de souffler un peu. Maintenant, il fallait retrouver Garnan.

Et, effectivement, sous les yeux ébahis de Gobroptkine, Shanigami reprit soudain sa forme initiale. Le gobelin répondit alors, secouant la tête de droite à gauche :

« Travail honnête toujours esclavage quand être pour patron, même quand payé. Gobropktine pas vouloâr ça. Moâ vouloâr rejoindre Marx et autres groblétaires dans montagnes à Craqueleurs. Gobroptkine devoâr donc refuser offre à gentil Osamodas. »

Puis, regardant Shanigami dans les yeux, après une brève pause.

« Gobroptkine remercier toâ pour aide de toâ. Moâ vouloâr savoâr koâ toâ être nom à toâ, pour raconter exploâts à toâ contre méchants Bworks à Gobelins. »

Et après que l'Osamodas ait donné son nom, le petit gobelin s'inclina bas.

« Gobroptkine être à service à tôa, ami Shanigami. Moâ devoâr service à toâ. Moâ rester avec toâ jusqu'à sortie forêt mais toâ pouvoâr dire à Gobroptkine lui koâ pouvoâr faire en guise remerciement maintenant, ou plus tard chez Marx et groblétaires. »

Ils n'eurent cependant pas le temps d'en discuter plus avant. Dans le camp, les Bworks s'agitaient : une nouvelle troupe était sortie hors de la palissade. Ils commençaient donc à partir vers le sud et, à ce moment-là, ils tombèrent sur Boghdohir et Garnan qui allaient dans la direction inverse. Malgré leur surprise réciproque, ils n'échangèrent que peu de mots : les Bworks étant dans les parages, ils préférèrent partir au plus vite. Ils parvinrent ainsi à regagner le col où ils s'étaient retrouvés sans encombre et, de là, quittèrent les bois. Boghdohir et Gobroptkine se séparèrent de Garnan et de Shanigami à ce moment-là, après de longues salutations.