[Dans l'ombre] Transmettre un héritage

Shanigami et Kucci avaient rendez-vous avec le Roi de Cœur dans sa tour, dans la campagne au sud d'Astrub. Après avoir grimpé une petite colline sise au-dessus d'un maigre hameau au milieu des champs, ils purent pénétrer dans l'enceinte du jardin d'Emyn Muil, où il cultivait les plantes nécessaires à la confection de ses potions. De là, on voyait les sommets enneigés des Montagnes des Craqueleurs reluire de pourpre dans la lumière du soleil couchant et, de l'autre côté au loin, les toits d'Astrub dépassant des remparts. Laissant leurs montures à l'extérieur, les deux Compagnons de l'enseigne du Cœur frappèrent à la grande porte de bois au pied de la tour et, après qu'ils y furent invités, entrèrent dans l'antique édifice. Un certain désordre régnait à l'intérieur : des caisses remplies de potions et d'ingrédients d'alchimie étaient empilées çà et là, sous les arches gothiques, dont un grand nombre étaient encore ouvertes, et des livres avaient également quitté leurs étagères pour subir le même sort.

Le propriétaire des lieux, vêtu de son éternelle robe bleue, mais dont la cape et le Solomonk étaient restés pendus à l'entrée, descendait les marches de l'escalier et, après de brèves salutations, invita ses hôtes à le rejoindre dans son bureau à l'étage. Comme au rez-de-chaussée, il s'y trouvait plusieurs caisses, cette fois-ci remplies de livres et de dossiers qui avaient été tirés de leurs armoires, et c'est à grand peine que le xélor put dégager assez de place sur le bureau pour servir trois verres d'absinthe des Quatre Voleurs. Observant le liquide verdâtre scintiller à la lumière des chandelles, Emyn Muil repensait aux Hémard, à l'affaire Ella Troffouine, à la capture de Léon Rouget et à toute cette période de renouveau de la Main du Valet Noir dont les espoirs devaient rester déçus. Tout ceci lui semblait bel et bien fini, enfoui dans l'abîme du temps.

Sortant de ses pensées, le Roi de Cœur s'assit et invita Shanigami et Kucci à faire de même.

« Il devenait nécessaire de réunir l'Enseigne du Cœur — enfin, le peu qui en reste, déclara-t-il sans autre préambule. Où en êtes vous avec vos projets respectifs, le Théâtre du Cœur et le Diable Bleu ? »

Il ne pouvait s'empêcher de se demander s'ils seraient à la hauteur de la tâche. Mais après tout, tout ceci le regardait-il encore ?

L'écaflip sentait le ton sérieux de la conversation qui se préparait, aussi n'avait-il jamais vu de ses propres yeux la demeure de son Roi. L'aura que dégageait l'endroit et son propriétaire forçaient son humilité, le membre du Coeur ayant un grand respect pour son supérieur et ce qu'il représentait.

Il accepta volontiers le verre et répondit le premier à la question posée par Emyn :

« Le Théâtre est en place. La salle a déjà fait une représentation à laquelle vous avez pu assister. L'approvisionnement est bien en place et je m'assure depuis quelques mois de la discrétion de notre collaborateur Roy. J'ai aussi un peu enquêté sur Orno, et elle fera une bonne pianiste pour animer d'autres soirées. »

Le jeune homme avait quelque peu préparé sur son trajet ce qu'il avait à dire et ne laissa pas le temps à ses collègues de réagir, il poursuivit :

«  Je construis en parallèle quelques réseaux en Astrub, pour attirer la clientèle et connaître les affaires qui pourraient intéresser le Podium. Je cotoie aussi l'amie d'Adellan, Vaneli, qui pourrait mettre ses talents à nos services. Elle ferait une bonne Coeur. Pour ce qui est de ses anciennes collègues, je ne sais pas où ça en est. »

« Très bien. »

Le xélor se leva et se dirigea vers la fenêtre. Puis, après avoir bu une gorgée d'absinthe, il se retourna vers ses comparses.

« Car ce seront les deux principaux piliers pour reconstituer l'Enseigne du Cœur. J'ai déjà pu glisser quelques mots à Kucci sur la situation mais, avec la disparition de Scriabine, nous avons perdu l'essentiel de nos réseaux. Nous avions en effet pris l'habitude de nous répartir la gestion des différentes zones du Monde des Douze. Tandis qu'elle s'occupait des réseaux d'Astrub et d'Amakna, je me chargeais du reste, c'est-à-dire essentiellement Brâkmar, Bonta, Pandala et, dans une moindre mesure, l'archipel des Wabbits, où nous disposons de quelques alliés de qualité. Or, comme vous le savez probablement, nous n'avons jamais développé de réelles activités à Bonta et nous nous appuyons très largement sur nos amis sur l'île de Guewnezey. Quant à Brâkmar, vous n’ignorez sans doute pas que, depuis le traité de paix passé avec la Triade Opaline, nous ne sommes plus censés y intervenir et surtout pas y développer des activités commerciales, sous peine de représailles que la Main du Valet Noir ne sera aucunement en mesure de surmonter en l'état actuel — pitoyable — de la situation. »

Il avait jeté un regard insistant au Huit et, surtout, au Neuf de Cœur en disant cette dernière phrase, l'air réprobateur.

« En conséquence, même si le réseau que nous y avions développé, grâce notamment au travail de Varjo, est bon, il ne nous est presque plus d'aucune utilité. Quant à Pandala, nous n'y avions presque pas d'appuis, et nous avons encore moins de raisons d'y mettre les pieds. Ne restent donc qu'Amakna et Astrub. En fait, expliqua-t-il, dans la mesure où je devais également m'occuper de la fabrication des potions et d'un certain nombre de tâches administratives, c'est Scriabine qui a pris en main les réseaux les plus importants pour notre organisation ; c'est, en effet, en Amakna et à Astrub que sont concentrées l'essentiel de nos affaires. Je vous laisse donc imaginer l'ampleur de la perte. La Main sans le Cœur avance à l'aveuglette, c'est comme si nous venons de perdre toute notre visibilité sur ces régions, tous les soutiens, autres qu'économiques, que nous y avions. J'ai passé ces derniers mois à tenter de raccrocher les fils mais, hélas, Scriabine n'a rien laissé derrière elle. J'ai fouillé chez elle de longs jours avant que la nouvelle de sa disparition n'attire des curieux, et je n'ai rien trouvé qui était en rapport avec la Main du Valet Noir. Elle avait sans aucun doute prévu depuis un certain temps de partir et elle n'avait vraisemblablement pas l'intention de revenir, aussi a-t-elle dû prendre soin de tout faire disparaître avant de mettre ses projets à exécution. Les dieux seuls savent où ses archives sont aujourd'hui, et dans quel état, si toutefois elles existent toujours. Le reste de la documentation était au manoir du Valet Noir et a donc disparu dans l'incendie. Votre tâche est en conséquence immense : il s'agit de tout reconstruire à partir de rien, ou presque. »

Il s'interrompit, afin de les laisser faire d'éventuelles remarques.

« Effectivement, Brâkmar offre de nombreuses opportunités, ne serait-ce qu'en raison de ses lois protectionnistes. Néanmoins, vous avez tous les deux été témoins, me semble-t-il, de l'attaque des Opalins contre nos commerces à Brâkmar. Une action coordonnée de la sorte demande un certain nombre de moyens et une bonne organisation. Et, surtout, de bons renseignements, précis et détaillés. Il ne fait aucun doute que la Triade surveille de près le commerce brâkmarien et il n'y a aucune raison de croire qu'ils soient à l'avenir plus cléments qu'ils ne l'ont été par le passé. À plus forte raison dans des circonstances où nous aurions trahi notre parole. Or c'est, me semble-t-il, entre autres choses précisément un manque de droiture et de courtoisie dans notre attitude à leur égard qui a été à l'origine de la rupture diplomatique qui nous a empêché de mieux profiter de notre avantage et de nous en sortir avec une meilleure paix. »

Il n'était pas dans l'habitude du Roi de Cœur d'être aussi frontal dans la critique mais il estimait nécessaire pour l'avenir de ses deux acolytes d'être mis face aux erreurs qu'ils ont pu commettre, sinon individuellement, au moins collectivement. Bien sûr, sans doute aurait-il été plus judicieux pour les Têtes de prendre directement en main les affaires qui étaient alors en jeu, compte-tenu de leur gravité.

« Mais le monde est vaste et les opportunités sont nombreuses, reprit le xélor. Je ne crois pas que « miettes » soit le qualificatif le plus approprié pour décrire l'ensemble de la zone d'influence que nous nous sommes réservés par ce traité, à savoir tout le vaste monde à l'exception de Brâkmar, de Sufokia, du sud d'Amakna et de Pandala. Nous ne disposons pas d'activités à Bonta pour l'instant, mais rien n'exclut qu'il s'en développe un jour. Il vous faudra, sur ce point, collaborer avec les autres enseignes, et plus particulièrement celle du Trèfle, à moins que le Carreau ne parvienne enfin à se développer. L'alcool n'est en outre pas la seule chose que nous pouvons commercer. Il y aurait beaucoup à faire. Nous avions envisagé, il y a quelque temps déjà, un projet qui me semblait fort prometteur. Typhon Tournedeau, un ingénieur qui travaille pour l'enseigne du Carreau, a étudié les plans d'une arme que les membres de la Main du Valet Noir utilisaient autrefois : la « Nicolaj Nicov », du nom de son inventeur, une sorte d'arbalète à répétition. Il a pu en faire quelques prototypes qu'il ne resterait plus qu'à commercialiser. Je suis sûr que les différentes alliances de guildes qui s'affrontent continuellement en Amakna paieraient cher pour se procurer une telle arme, et je ne doute pas que de nombreux clients puissent être trouvés au Diable Bleu. La difficulté, cependant, consiste à en assurer la production en quantités suffisantes sans en trahir le secret de fabrication, ni la confidentialité de la production elle-même. »

Emyn Muil s'interrompit un instant, le temps de boire une gorgée d'absinthe.

« Mais je m'égare. Tout ceci concerne surtout nos amis du Trèfle. Si vous tenez à votre vie et à celle de vos compagnons de guilde, je ne peux que vous recommander de ne pas interférer dans les affaires de la Triade à Brâkmar, ou dans les affaires brâkmariennes tout court. Le Diable Bleu est en Amakna et, même pour les plus belles filles du monde, peu de Brâkmariens feraient le voyage régulièrement jusque là. Chaque chose en son temps, et chaque chose à sa place. Je ne doute pas que vous trouverez bien des choses à faire dans ces quelques « miettes » qui nous ont été laissées. N'oubliez pas, cependant, que le but de l'enseigne du Cœur n'est pas en premier lieu de faire des affaires. Je pourrai bien sûr vous aider un temps, et tenter de partager mon expérience, aussi longtemps qu'il me sera possible. »

« Oui, Meredydd m'a parlé de cette affaire à Bonta. Eh bien, en un sens, il y a peut-être là une opportunité d'y développer de nouveaux réseaux. Quant à Brâkmar, il est effectivement bon de surveiller nos anciens adversaires, et il ne faut pas douter qu'ils fassent de même. Cela dit, ils pourraient ne pas apprécier que l'on se mêle de leurs affaires, même si c'est pour les aider. Croyez bien qu'ils n'auront pas de mal à comprendre que cette aide était intéressée et leur hiérarchie ne verrait probablement pas d'un bon œil que l'on fasse d'un de leurs agents un obligé. Mais enfin... »

Le xélor soupira. Il était temps d'enfin aborder le vrai sujet pour lequel il avait réuni les deux derniers survivants de l'enseigne du Cœur.

« ... Tout ceci, y compris les ennuis qui pourraient en résulter, vont désormais relever de votre entière responsabilité. Pour ce qui me concerne, les aiguilles de l'horloge de Xélor sont déjà arrêtées, si je puis m'exprimer ainsi. Disons que, depuis la mort du Valet Noir, les conditions et les raisons de mon engagement au sein de la Main du Valet Noir ne sont plus valides ou n'ont plus lieu d'être. Je vais me retirer bientôt, aussitôt que possible, le temps d'assurer la transition, la transmission de mon modeste héritage. Tout est déjà prêt, il ne reste plus qu'à régler quelques questions de détail. »

Il désigna d'un geste vague les caisses et les piles de dossiers qui jonchaient la pièce.

« J'ai mis de l'ordre dans mes archives, de façon à ce qu'il soit aussi aisé que possible de se les approprier. Par souci de confidentialité, j'avais pris l'habitude de ne pas indiquer la nature des dossiers dessus, ne me repérant que de mémoire. J'ai donc dû attribuer une cote à chacun d'eux et mettre en place un inventaire afin de pouvoir les retrouver. Un fermier des environs détenant des bêtes et un charriot a promis de m'aider à déménager l'ensemble de mes documents. Faute de mieux, je les installerai donc provisoirement demain dans la cache des champs, en espérant que le Trèfle ne râle pas trop. Peut-être sera-t-il bon pour vous de trouver un endroit où centraliser les documents du Cœur ; après tout, si un tel lieu avait existé, nous n'aurions sans doute pas perdu la documentation de Scriabine. Je vais aussi vous donner ce qui reste de mon stock de potions et d'ingrédients d'alchimie, dont je n'aurai plus besoin maintenant, et peut-être quelques références qui pourraient vous être utiles. Mon rôle, pour les semaines ou mois à venir, consistera donc désormais essentiellement à vous conseiller et à vous aider à prendre en main la direction de l'Enseigne du Cœur, tandis que je vais progressivement m'éloigner des affaires de la Main et puis... Eh bien, et puis : partir. »

Il eut un serrement au cœur en disant ces derniers mots. Mais tout était acté maintenant, il ne pouvait plus faire marche arrière. Sans doute tout cela était-il déjà prévu depuis le début, d'une certaine façon. Il avait reçu hier matin une lettre de son vieil ami Maraut, confirmant qu'il avait lui aussi pris ses dispositions pour leur prochain voyage. L'informateur bontarien ne ferait donc pas partie des correspondants de l'enseigne du Cœur dans la Cité Blanche, d'après les documents que léguera Emyn Muil.

« Dans ces conditions, il vous sera nécessaire d'avoir ceci...  »

Il retourna à son bureau, en ouvrit un tiroir et sortit deux cartes qu'il fit glisser, face cachée, vers les deux Compagnons. Il donna d'abord celle de Kucci : en retournant la carte, l'écaflip découvrit un Valet de Cœur.

« Bienvenue dans l'Antichambre Noire — ou ce qu'il en reste. Je te conseille de rapidement prendre contact avec Instylena... Habituellement, c'est le Valet Noir qui donne les deux dernières cartes. J'imagine qu'après mon départ, tu pourras naturellement prendre le rôle de Roi de Cœur. Quant à toi Shanigami... »

Celui-ci prit sa carte et la retourna également : il s'agissait d'un Neuf de Cœur.

« Voici, je crois, une légitime récompense pour tes efforts dans la construction du Diable Bleu — un honorable établissement promis à un bel avenir, je n'en doute pas. Eh bien, messieurs, c'était essentiellement ce que j'avais à vous dire, à moins que vous n’ayez des questions ou d'autres sujets que vous voudriez aborder. »

Le Roi de Cœur sourit à la réaction des deux compagnons. Puis, après de brèves salutations, il les laissa partir, les observant, depuis le seuil de sa tour, disparaître au loin dans la fin du jour. En regagnant Astrub, ils ne tarderaient guère à apprendre la triste nouvelle qui lui était parvenue ce matin, à savoir la disparition de Kalirr et d'Arlène Kwinzel. Ainsi chaque chose devait-elle trouver son terme. Il semblait au xélor que le malheur ne rôdait jamais loin de la Main du Valet Noir depuis la disparition du Trésor. Pouvait-il espérer un sort autre que funeste pour l'organisation amoindrie, privée de ses Têtes, endettée, désertée par ses membres et dont les alliés lui avaient pour la plupart tourné le dos ? Qu'était la Main, au fond, sans le Valet Noir ? Pour Emyn Muil, peu de choses.

Le vent froid qui s'était levé tira l'alchimiste de sa rêverie. Il regagna l'intérieur de la bâtisse plongée dans l'obscurité du soir. Après avoir allumé quelques chandelles, il jeta un regard dans la pièce, scrutant le désordre des dossiers et des caissettes de potions empilées ici et là. L'endroit lui parut soudainement étranger. Il se souvint quand, encore enfant, il avait grimpé pour la première fois jusqu'au sommet de la colline, pénétré dans le jardin embaumé de mille fragrances puis posé son regard ébloui sur les arches antiques qui s'élançaient jusqu'aux hauteurs du plafond. Grâce au Valet Noir, Emyn Muil avait pu y suivre l'enseignement de Nilrem, l'alchimiste. Au retour de ses voyages de jeunesse, le xélor eut la tristesse d'apprendre le décès du vieil homme, et la surprise de recevoir le bâtiment en héritage avec tout ce qui s'y trouvait. Il s'y installa donc, et il ne fallut guère de temps ensuite avant que le Valet Noir ne lui rendit à nouveau visite. Il lui demandait divers services et, petit à petit, l'alchimiste fut introduit aux secrets de sa Main, jusqu'aux plus intimes, sans pourtant qu'il n'y entrât jamais formellement. Il n'avait jamais formellement accepté non plus de rejoindre la guilde secrète lorsque, des années plus tard, après qu'il eût vu la Main du Valet Noir lentement décliner et chacun de ses membres s'évanouir un à un dans l'oubli, Scriabine, Sam Killeen et Nohenberg étaient venus le voir, lui proposant de reprendre avec eux la tête de l'organisation et de partir en quête du trésor perdu que le Valet Noir, tiré miraculeusement de sa torpeur moribonde, avait soudainement souhaité retrouver.

Au fond, Emyn Muil avait fini par trouver vaines ces histoires de bandits. Il lui paraissait parfois étonnant que l'or, la chose ici-bas la plus noble, le métal le plus précieux, le reliquat le plus pur de la Matière Originelle d'après la doctrine alchimiste, tirait à ce point le monde vers le bas. Était-ce à dire que, rejoignant un cercle parfait, l'or et le fer étaient contenus originellement dans la même essence ? L'âge d'or contenait-il en lui-même son propre déclin, comme condition de son être propre ? Était-il donc vain, comme le faisaient les alchimistes, d'en chercher le remède ? N'était-ce pas là une audace démesurée, un affront aux bénéfices de la Nature ? La corruption n'était-elle pas, en tout état de cause, la loi irréfragable de ce monde ? Le xélor était, depuis plusieurs mois, petit à petit gagné par la bile noire. Il avait vu la santé du Valet Noir décliner, ses amis de l'Antichambre Noire murmurer contre lui, puis finalement le trahir et en précipiter le décès. Il n'avait pu réellement le leur pardonner. Il lui semblait qu'une ombre rôdait au-dessus du Valet Noir et de ceux qui s'approchaient de lui. Ou peut-être était-ce le Trésor qui en était l'origine, lui qui paraissait partout semer le trépas. Désormais, il n'aspirait qu'à confier ces affaires aux soins d'autres mains que les siennes. Il ressentait un profond besoin de repos. Et de voyage. Les routes lui manquaient. Il avait reçu une lettre de Maraut hier matin, indiquant qu'il prenait toutes ses dispositions pour partir. Ils avaient rendez-vous à Astrub bientôt, d'où ils partiraient comme autrefois, quand ils s'étaient rencontrés dans la jeunesse du printemps. Ainsi Emyn Muil pourrait-il rencontrer une dernière fois ses amis de par le monde, ceux toutefois qui étaient encore en vie. Ensuite... Qui sait ? Peut-être vendra-t-il sa tour et se retirera-t-il dans le silence de quelque temple dédié au culte de Xélor, il ne savait pas encore.

C'était en ami sincère que le Valet Noir, lorsqu'il apprit la maladie de sa jeune épouse, avait offert à Emyn Muil la somme nécessaire à l'achat du remède qu'il n'aurait lui-même jamais pu fournir, bien que ce ne servit de rien. Jusqu'au bout, l'alchimiste avait tenu à payer sa dette. Et il l'avait fait aussi loin qu'il l'avait pu. Désormais, plus rien ne le retenait ici à Astrub, dans cette tour, et moins encore dans la Main du Valet Noir. Qu'elle suive le fil de sa destinée, et que lui retrouve le sien propre, dont l'avaient trop longtemps tenu éloigné le devoir et l'amitié. Qu'il puisse à nouveau plonger le regard dans la lumière qui scintille dans le bruissement des feuilles l'été. Qu'il puisse en chercher le secret, sans rien se soucier d'autre. Rien d'autre ne lui importait désormais.