[Dans l'ombre] Trombines en coulisses

Incapable de tenir en place, Kalirr, plus nerveux que jamais, faisait les cent pas dans un mouvement circumambulatoire correspondant tout à fait à la forme ronde de la vieille tour d'Emyn Muil, où le cénacle des Têtes avait décidé de se réunir.

« C'est un désastre ! Un naufrage ! Comment avons-nous pu en arriver là ?! »

L'atmosphère était morose. On ne pipait mot. Le sentiment d'échec plombait les esprits.

« À combien s'élèvent les pertes ? » demanda calmement Emyn.

« 550 000 Kamas de marchandises parties en fumée. Et pourtant, il va bien falloir payer les traites. Je me demande bien avec quoi ! Sans compter que nous avons perdu là le nœud de notre logistique amaknéenne : nous devons tout réorganiser, alors que de nouvelles marchandises arrivent à quai et que nous n'avons même pas d'endroit où les stocker ! »

Kalirr parlait comme une bête blessée, avec hargne et peine.

Touché par l'état de son confrère, le Roi de Cœur tenta d'apporter du baume à ses tourments : « Je peux me recentrer sur la production de potions, et trouver quelques disciples intéressés dans l'enseigne. L'année dernière, la potion de charme avait eu un bon succès initial dans les tavernes, nous pourrions relancer la production ? »


N'ayant plus la force de l'élémentaire politesse, Kalirr répondit presque avec dédain : « Une goutte d'eau ».

Seuls les grelots maladroits de l'arlequine venaient troubler le long silence qui s'en suivit — celle-ci avait entrepris de renifler le contenu des fioles de toutes les couleurs qui étaient disposées près d'elle.

« Il faut reconnaître, commença Scriabine, que nous avons sous-estimé les capacités de notre ennemi. Moi la première. Nous n'avons pas encore fait toute la lumière sur les événements, mais il semblerait bien que nous avons été menés par le bout du nez depuis quelques temps déjà. Manifestement, cette Triade comporte des gens intelligents et dangereux. »


« Au moins, le temple est prêt à affronter un siège dorénavant. Qui sait, cela nous sera peut-être utile plus tard ? » positiva Emyn.

« Il n'y a pas besoin d'être de Karolus pour se rendre compte que c'était une diversion, voyons. C'est évident ! » Lâcha Kalirr en tapant du poing sur la table en pierre, ce qui lui esquinta un peu le poignet.

Scriabine, qui ne prit pas personnellement cette remarque, répondit avec tempérance : « C'est une possibilité, oui, mais une évidence non. Il est tout autant possible que la Triade escomptait initialement attaquer le temple, mais se soit rabattue sur une cible secondaire en voyant nos préparatifs,. »


« Nous sommes l'enclume, ils sont le marteau » philosopha Arlène en faisant tournoyer le contenu précipité d'une fiole pyramidale.

Les regards des trois autres Têtes se tournèrent vers elle, surpris par cet élan de lucidité, attendant la suite. Mais celle-ci ne vint jamais.

« Varjo a évoqué la possibilité que nous soyons infiltrés. Cela pourrait expliquer l'excédent de renseignements dont semble bénéficier la Triade, et qui nous fait enchaîner les défaites, compléta la Dame de Cœur. »

« Triste perspective, conclut Emyn. »

« Quoi qu'il en soit, nous disposons d'une autre bribe de renseignement ramenée par Kaleilah, sur le Maître Brasseur. Si nous prenons un maximum de précautions, cela pourrait être notre chance de renverser la balance. » annonça Scriabine avec espoir.

« Hum... si nous parvenons à prendre un otage, j'aimerais que nous organisions une rencontre diplomatique en Terra Amakna, affirma Emyn en se grattant le menton. Il faut penser à une sortie de crise, la situation n'est plus durable pour le Trèfle. »


Le Valet Bleu noyait son chagrin ainsi que ses rêves de revanche dans un grand verre de Couignac, et ne semblait plus vraiment faire partie de la conversation. Son homologue du Pique tenta de le consoler :

« Te fais pas d'mouron, Collyre. Le moment v'nu, on leur présent'ra la douloureuse ! Les aminches sont bien r'montés — le dernier feu d'camp a eu l'mérite d'les souder — et j'en vois bien que'ques-uns qui n'cracheraient pas sur le fait d'rendre les maux nés d'leur pièce aux zozos pâles, hein ! »

« Qui envoie le rapport au Valet ? » s'enquit le Roi de Cœur avec une certaine détresse administrative, cherchant à étouffer dans l'oeuf une nouvelle crise de nerfs de l'Osamodas.

« Quel rapport ? Il n'y a pas de rapport. » déclara sa consœur avec malice.

« Le chienchien l'a mangé ! » beugla l'arlequine rigolarde qui semblait avoir travaillé cette excuse au préalable.

De rares flocons s’écrasaient sur les tuiles antiques de la tour penchée d’Emyn Muil. A cette heure de la journée, ils tiendraient quelques secondes avant de fondre misérablement, tant les frimas de cet hiver étaient faiblards.

A travers l’une des fenêtres plombées et illuminées, une silhouette cornue se découpait, droite comme un i, les bras croisés dans le dos, la poitrine bombée. Elle se retourna subitement, quittant son observatoire pour gagner quelque endroit de la pièce où elle s’abritait.

« C’est certain ?

— On ne peut plus sûr. Les renseignements ont été passés au crible, croisés et vérifiés à de multiples reprises. Notre ami Pandalais fera le déplacement jusqu’en Terra Amakna pour assister aux festivités du Bal du Début-Temps. Officiellement, tout du moins. Officieusement, il s’agira pour lui de se faire une idée du succès des boissons consommées à l’occasion. »

L’atmosphère avait changé dans le sanctuaire du Roi de Coeur. Cette nouvelle, rapportée par la Dame éponyme, avait mis en émoi le Valet Bleu. Ce dernier faisait désormais les cent pas.

« Il créchera à la paillote, cette fois z’encore ? se renseigna l’arlequine qui complétait le tableau.

— C’est exact. Les deux occupants ont déjà commencé les préparatifs en vue de son arrivée. Ils quitteront la bâtisse la journée précédant l’arrivée de Shin Tow.

— A-t-on une idée de la date, en ce qui concerne cette dernière ? renchérit le petit alchimiste grisonnant.

— Sa suite et lui ont quitté Pandala le vingt-deux descendre, ils devraient arriver le vingt-neuf au soir.

— C’est vraiment certain ? insista Kalirr.

— Leur parcours est sous surveillance, lui répondit calmement Scriabine. Notre surveillance. » jugea-t-elle bon de préciser.

Un corbac passa, chacun prenant le temps d’assimiler la nouvelle à sa façon.

La Dame de Coeur se permit une gorgée de vin — celui-ci n’était pas chaud, n’en déplaise à la plèbe — tandis que son homologue joignait ses deux mains bandées avant de se tapoter l’arête du nez de ses doigts tachés.

Le ballet du Valet de Trèfle se poursuivait, inlassablement.

« Combien qu’ils sont, les cocos d’en face ? » finit par lâcher l’irrévérencieuse du Pique.

Scriabine prit le temps d’apprécier le liquide vermeil sur sa langue. Elle laissa passer un mince filet d’air qui vint emplir sa cavité buccale, remonta jusqu’à ses sinus et lui transmit les arômes du nectar vieilli en fût de chêne qu’elle venait d’absorber : des notes de cassis et de fruits bien mûrs, une charpente épicée rappelant les herbes d’une garrigue lointaine. Emyn aurait mieux fait de le lui faire déguster avec une viande rouge ou un plat de volaille.

La Matriarche déglutit.

« En comptant Shin Tow, il y aurait… »




« Nous pouvons repartir, Maître.

— Très bien, Pô, vous avez réglé la note ?

— Oui, Po et Poe porteront les tonneaux.

— Excellent, il ne faudrait pas que nous mourrions de soif jusqu'à la prochaine étape ! Où sont les deux autres ?

— Ils sont... Il sont partis reconnaître les environs, Maître.

— Braves garçons, je m'en vais aussi me vider la vessie ! »