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[Dans l'ombre] Au manoir du Valet Noir

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Message par Le Valet Noir 27.05.20 0:00

« En somme, ils vous boudent comme des enfants dans une cour d’école ? »

D'un coin de la pièce plongée dans la pénombre émanait cette voix douce et tendre.

« Comment ai-je pu faire confiance à des incapables et des traîtres ?! »

Cette nouvelle voix, d’homme, provenait d’un fauteuil ou, plutôt, de celui qui s'y était assis. De l'endroit où elle se trouvait, sa précédente interlocutrice ne pouvait apercevoir qu’une main gantée de noir agripper l’accoudoir.

« Ne vous avais-je pas prévenu, cher ami ? Intervint une troisième voix, croassante celle-ci. La sédition coule dans les veines de quelques-uns. Ils ont pris goût au pouvoir et à la liberté, et votre absence leur permet de contredire votre autorité. »

Une chouette se posa à la fenêtre, scrutant la pièce de son regard de marbre. L’homme se leva du fauteuil, ouvrit l’huis et caressa le plumage opalin du rapace. En revenant s’asseoir, il jeta un regard en direction d’un tricot doré qui reposait sur un mannequin.

« Votre ancien ami — Sébastien — avait une maxime. Il disait souvent : les Rois et les Dames sont les maîtres de bien des vies et des biens de leurs Doigts, mais jamais des opinions de ces derniers, se souvint la première voix. »

« Et pour ce qui est des sentiments, je garde en mémoire tous les cœurs et toutes les âmes que j’ai pu sonder. Souhaitez-vous que nous poursuivions la liste ? ajouta la troisième. »

« Oui mon cher, lui répondit leur interlocuteur commun, car j’ai encore quelques-uns de vos anciens camarades à retrouver pour remettre de l’ordre dans ma Main. »

Et un chapeau pointu passablement défraîchi continua son inventaire, faisant face au seul fauteuil occupé, tandis que sur la froideur d’une glace apparaissait le teint frais d’une jeune femme vêtue de rouge, le bas de sa robe flambant continuellement.

« Vous ai-je déjà parlé de… »
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Message par Le Valet Noir 25.02.21 21:20

[Dans l'ombre] Au manoir du Valet Noir 1614284226-913314-1-m

La santé du Valet Noir était, depuis quelques temps, préoccupante. Il semblait s'enfoncer dans une apathie croissante, restant la plupart du temps enfermé dans sa demeure, en proie à la mélancolie. Il lui arrivait néanmoins d'être pris de brusques accès d'énergie. Dans ce cas, il s'affairait follement à quelques unes de ses occupations habituelles, avec un optimisme et une gaieté exubérants mais qui ne duraient malheureusement que le temps d'une journée ensoleillée. À d'autres moments, il marmonnait tout seul de longues minutes, parfois des heures entières, comme s'il débattait avec lui-même de graves questions qui hantaient son esprit embrumé. Il semblait également à Emyn Muil que le Valet Noir s'absentait de temps à autres des nuits entières, voire plusieurs jours d'affilée, loin de son manoir et des bois qui l'environnaient, ce qu'il ne faisait plus depuis des années, sauf rare exception. Le Xélor en était perplexe et inquiet. Puisqu'il était, en quelque sorte, le médecin personnel du vieux bandit, il devait multiplier ses séjours au manoir, et ceux-ci devenaient de plus en plus longs. La tenue des affaires de la Main du Valet Noir s'en ressentait. Elles n'étaient, bien entendu, pas bonnes. Pas bonnes du tout, même, en dépit de la carte maîtresse — peut-être la dernière qui leur restait — que les Têtes avaient abattue contre la menaçante Triade pandalaise.

Ce jour-là, le Valet Noir avait décidé de sortir se promener dans la forêt. Ce n'était pas rare, au contraire, et peut-être l'amour du vieux maraudeur pour l'obscurité des bois et les rapaces nocturnes n'était-il pas étranger au choix qu'il avait fait de vivre dans cet endroit isolé de tout. Emyn Muil l'accompagnait d'autant plus volontiers qu'il appréciait lui aussi la vue de la nature qui s'épanouissait librement autour de lui, conformément à son propre principe — il était, après tout, alchimiste. La journée était belle et annonçait déjà la venue d'un printemps précoce. Poussés par les soins attentifs de Silvosse, le gardien du mois de flovor, quelques pissenlits s'aventuraient sur la pelouse et les premiers bourdons voletaient dans le jardin broussailleux du Valet Noir, tandis qu'aux abords des bois les premières primevères étaient déjà sorties du sol. Le spectacle de la nature renaissante ne suffisait pourtant pas à disperser les brumes tenaces de l'hiver dans lequel le Valet Noir était retenu prisonnier. Au moment où ils arrivaient aux abords d'un ruisseau, qui bondissait gaiement au milieu des chênes, il brisa soudainement le silence.

« Emyn, mon vieil Emyn, je sens que c'est la fin. Ma volonté faiblit, mes forces s'amenuisent, mon esprit s'assèche. Je vieillis, je le sais, mais ce n'est pas de cela dont il s'agit. Je ne suis certes plus très jeune mais je ne suis pas encore assez vieux pour décliner de la sorte. Non, ce n'est pas ça, c'est autre chose. »

Le Xélor était surpris. Il ne sut que répondre. Il n'avait jamais entendu le Valet Noir parler de la sorte, pas sur ce ton-là.

« Ma Main ne m'obéit plus. Je le sais, inutile de me mentir. On ne m'écoute plus. Pire ! On murmure dans mon dos, on me trahit jusque dans ma demeure, jusque dans mon Antichambre. N'est-ce pas pourtant moi qui ait dérobé, par un coup de génie, l'immense trésor des Ortega, cette belle nuit de maisial 616 ? N'est-ce pas moi qui ait rassemblé les plus belles et les plus précieuses reliques du Monde des Douze ? N'est-ce pas moi qui ait bâti la plus puissante guilde de voleurs que le vieux continent a jamais connu ? Cette Main qui se refermait nonchalamment, mais fermement, sur les plus belles richesses du monde ? Ma Main est faible, mes mains n'ont plus de force ; elles ne savent plus manier l'arc et la dague, elles ne savent plus tenir les hommes dans une poigne solide, pas plus qu'elles ne leur distribuent encore les richesses qui gonflent leur cœurs orgueilleux de reconnaissance et de gratitude. Ma Main a bien des Têtes mais ces Têtes n'ont plus d'esprit. Pire ! Elles n'ont plus d'âme, puisqu'elles ne l'écoutent plus parler à travers elles. Vous avez négligé votre quête... Ma quête. Celle que je vous ai confiée, celle pour laquelle je vous ai réunis, pour laquelle je vous ai accordé ma confiance et les honneurs dont vous jouissez à présent. »

Emyn Muil hésitait à expliquer, une fois de plus, que les choses n'étaient pas si simples. Que les affaires de la Main du Valet Noir étaient gravement menacées. Que les ressources s'amenuisaient et que même les Doigts semblaient perdre espoir et confiance. Il aurait voulu, encore une fois, lui parler de la Triade Opaline et des gras Pandawas qui intriguaient contre la Main. Le rôle de Roi de Cœur lui avait échu. La diplomatie, c'était faire courir aux oreilles susceptibles les rumeurs qu'elles ne voulaient pas entendre. C'était concilier les oppositions les plus tranchées et les plus opiniâtres, et tenter de conserver, en dépit de son propre sentiment personnel, le nécessaire de concorde qui permettait aux hommes d'œuvrer au bien qui les dépassent, et dont ils n'ont pas même conscience dans leur égoïsme étroit et borné. C'était, ultimement, ce sentiment d'hésitation, d'insatisfaction consommée et de regret inévitable, car faire un choix c'est aussi fermer plusieurs portes. Le Roi de Cœur aurait pu encore une fois se faire le porte-parole de ses collègues de l'Antichambre Noire, exprimer l'avis général, en arrondir les angles et garder pour lui-même ses propres sentiments et ses incertitudes. Mais il lui semblait cette fois-ci qu'il n'y avait rien à dire. D'ailleurs, le Valet Noir paraissait avoir lu ou deviné ses pensées, il est vrai, prévisibles.

« Les difficultés auxquelles vous faites face ne sont pas insurmontables. Elles ont en fait une cause unique : c'est l'abandon de votre quête. Voilà l'origine de vos problèmes... de nos problèmes. Le Trésor est à moi. Il m'appartient. Il m'est dû, il doit me revenir. Je l'ai obtenu en héritage, par les liens du sang, et je l'ai agrandi, je l'ai fait fructifier, lentement, patiemment, avec audace et génie. Retrouvez-le et nos problèmes seront réglés. Nous retrouverons  notre gloire d'antan, d'avant ce sinistre naufrage... »

Il parlait avec une conviction déroutante. Emyn Muil avait pourtant de la peine à y trouver quoi que ce soit de cohérent. Y avait-il quelque mystère qu'il ne comprenait pas ? Le Valet Noir lui parut soudainement vieux, beaucoup plus vieux qu'il ne l'était en réalité. Il lui semblait rapetissé, amoindri. Emyn Muil réalisa que le Valet Noir n'était plus cet homme élégant, fier et majestueux qui avait vu en lui un talent potentiel après qu'il ait essayé de lui dérober sa montre grâce à une potion de son crû, quand il était enfant. Il n'était plus cet homme charismatique, rayonnant et généreux qui l'avait sorti du temple de Xélor où il croupissait alors pour le placer sous l'enseignement d'un vénérable maître alchimiste, maître Nilrem. Emyn Muil devait beaucoup au Valet Noir. C'est la raison pour laquelle, en dépit de ses réticences, il avait accepté de devenir l'une des Têtes de sa Main renaissante, il y a près de cinq ans. Le Valet Noir était devenu, bien avant cela, un ami indéfectible pour lequel le Xélor concevait une fidélité absolue. Malgré tout, le Valet Noir lui apparut soudain comme un étranger. Ou, plutôt, comme s'il y avait quelque chose d'étranger en lui. Emyn Muil comprit que le Trésor le hantait. Il l'obsédait, il dévorait ses forces. Les autres Têtes avaient-elles finalement raison ? Le vieux Valet perdait-il l'esprit ? Mais peut-être n'était-ce pas qu'un éventuel effet malfaisant du Trésor. Il y avait, en vérité, quelque chose qu'Emyn Muil ne comprenait pas. De quel héritage parlait le Valet Noir ? Quels étaient ces liens du sang qui étaient censés l'y lier ? Ces affirmations ne correspondaient aucunement à l'histoire qui était racontée sur l'origine du Trésor et que même les trouvères chantaient dans les tavernes du Monde des Douze. Le Xélor garda, cependant, ses questions pour lui-même. D'ailleurs, la journée était belle et les oiseaux dans les bois chantaient le retour du soleil qui reprenait ses forces. L'ombre ne dura pas.
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Message par Le Valet Noir 04.04.21 23:08

[Dans l'ombre] Au manoir du Valet Noir 1617570209-the-poison-chalice-kevin-wallace

A ce qu’on dit, le Monde des Douze est un énième œuf de dragon dérivant dans les vastes espaces contenus dans la coquille de ce que l'on appelle l’Oeuf-Univers.
A ce qu’on dit, ce sont les Dieux — étant donné leur aptitude à se mêler de tout ce qui ne les regarde pas et donc, par définition, de ce qui les concerne au plus haut point — qui ont insufflé au Monde portant leur nom l’énergie vitale qui anime celles et ceux qui évoluent à sa surface.
A ce qu’on dit, l’un des Douze aurait éternué sur le Monde, le constellant d’autant de myriades de postillons fertiles qui favorisèrent la croissance d’innombrables forêts et bois sur la peau de nouveau-né de l’astre à peine éveillé.
Nul ne vit réellement les arbres pousser, ce qui donna lieu à la grande question philosophique : quand des millions de tonnes de morve divine et poisseuse fendent les cieux et que personne ne les voit s’écraser, est-ce que — philosophiquement parlant — ça vaut le coup de se laver les mains ?
Et, si personne ne les a vues, sont-elles vraiment tombées ?
En d’autres mots, ne s’agit-il pas uniquement d’une histoire destinée aux enfants en guise d’explication à certains événements naturels remarquables ?
Certains, il fallait s’en douter, ne sont pas d’accord avec cette version de l’Histoire, mais ils se gardent bien de formuler à voix haute ces pensées qu’il leur vaut mieux ne répéter que dans l’abri sûr et quasi-inviolable de leur esprit rebelle. Surtout lorsque les troupes de l’Inquisition douzienne passent dans la rue, quatre par quatre, armées jusqu’aux dents d’une foi sur laquelle on pourrait plier une barre d’acier et d’objets contondants aux allures fort peu sympathiques prêts à bondir innocemment dans la figure des impies.
Mais, à ce que disent certains représentants du Peuple Feuillu, détenteurs de la légende et qui en savent plus long que beaucoup de monde sur ce qui germe à la surface de la planète, elle contient une part de vérité.

***

C’est dans l’un de ces bois que cheminait une arlequine. La femme à grelots marchait d’un pas sûr, rendu alerte par plusieurs années passées à effectuer la traversée de cette sylve que d’aucuns auraient considérée comme dérangeante. On n’allait guère chercher de petit bois sous les frondaisons de ses arbres, même lorsque l’hiver de Djaul était rude. On y laissait s’ébattre le gibier et, pour peu que l’on ait pris soin de décourager toute velléité d’y braconner, on retrouvait, en début de mois, un panier garni de noix, de champignons ou de venaisons selon la saison.
C’était un bois dérangeant, certes, mais accommodant.

Il y coulait un ruisseau bruyant, enjambé gaiement par la tintinnabulante randonneuse précédemment évoquée, et il y courait suffisamment de bestioles à poils, plumes et écailles pour garnir un confortable garde-manger. Ici, les volatiles chantaient sans se soucier de la fausse note de quelque flèche venue se ficher dans le corps d’un de leurs congénères. Là, les grognements réjouis d’une laie et de ses marcassins en vadrouille attestaient de la vigueur des chênes du coin : la dernière glandée avait été suffisamment abondante pour permettre aux femelles hirsutes de mettre bas une seconde fois dans l’année.
L’arlequine céda le passage à la joyeuse compagnie de porteurs de groins, s’imaginant apercevoir, éclat fugace dans un bosquet, les défenses d’airain du géniteur des petites bêtes. L’Ancien lui avait souvent rebattu les oreilles au sujet de la présence de l’animal, mais jamais elle n’avait été en mesure d’attester la véracité de ses dires. Comme souvent, elle se contenta de sourire et de hausser les épaules. Si ce n’était pas aujourd’hui qu’elle le voyait, ce serait une autre fois.

Lorsque l’horizon s’éclaircit, que les troncs se firent moins nombreux et que le soleil parvint à lécher la face de craie de la femme à la tenue bigarrée, ce fut pour révéler à la visiteuse le contenu d’une clairière qu’elle avait maintes fois découvert, mais qu’elle ne se lassait pas de contempler.
Coupé du monde, babiole désuète dans un écrin de verdure, le manoir de son hôte se dressait au centre de l’éclaircie forestière.
Cette année, comme toutes les autres avant elle, le potager donnerait de quoi rassasier l’arlequine dont l’estomac avait migré dans les talons, lorsqu’elle reviendrait rendre compte de l’exécution de l’une ou l’autre des tâches qui lui étaient données en ces lieux.

Un bruissement d’ailes lui fit lever la tête en direction de la tour qui servait de tofulailler au propriétaire du manoir. Un volatile venait sans doute de venir s’y percher, porteur de nouvelles. Que ces dernières soient bonnes ou mauvaises, l’empoudrée s’en moquait comme de sa première chemise. Du moment qu’elles étaient synonymes de nouveaux voyages.

La porte du grand hall claquée derrière elle, l’arlequine dédaigna les escaliers menant vers les étages pour se diriger dans les tréfonds de l’auguste bâtisse. D’une galerie éclairée aux murs couverts de portraits aux mines renfrognées à un couloir dont il lui fallut allumer les deux torchères pour admirer les quelques bannières défraîchies qui y étaient suspendues, la visiteuse s’enfonça dans les entrailles de la demeure, couteau chauffé à blanc dans une motte de beurre tiède. Lorsqu’elle eut atteint la cave, la femme jubila dans un concert de clochettes. La lanterne pourvoyeuse de lumière obligeamment placée à l’entrée dans une main, le briquet encore chaud de son utilisation remisé dans une poche, la sans-gêne aurait pu croire que les fûts de chêne en place s’étaient alignés en son honneur. Et c’était sans compter les casiers à bouteilles, honteusement garnis, qui auraient fait pâlir de jalousie le moindre amateur de boissons vinifiées.

D’un index ganté, l’arlequine essuya la poussière qui maculait les précieuses et oblongues capsules, laissant dans son sillage une longue traînée de vide sur le dépôt du temps. Portant son choix, au hasard, sur un contenant de verre étiqueté du nom d’un domaine inconnu où elle n’avait jamais mis les pieds, elle cala la bouteille sous son aisselle et poursuivit son expédition souterraine. Le sol de terre battue, humide par endroits, crissait sous ses semelles de vent. Le plus difficile, se dit-elle alors qu’elle rejoignait une barrique semblable aux autres, était toujours de remettre la poussière en place à chaque retour.

Appuyant de sa main libre, par endroits, sur le cylindre de bois, l’intruse libéra le panneau central qui se détacha dans un déclic discret, révélant l’entrée d’un passage, guère long de plus de trois kamètres et à peine plus large, qui menait à une dernière porte. Dont elle ne possédait pas la clef. Pareil détail aurait refroidi plus d’un monte-en-l’air, mais il ne l’arrêta pas : une porte, c’était fait pour s’ouvrir. Et celle-ci, comme la globalité des autres, avait toujours fini par céder à ses charmes. Elle avait le temps et, surtout, elle avait l'envie de se retrouver de l’autre côté de l’huis aux arômes tanniques.

Il lui fallut se tortiller inconfortablement pour atteindre son trousseau de rossignols, déposer derrière elle le paquet qu’elle avait transporté en bandoulière jusque-là, jongler avec la bouteille et la lanterne — l’une ne devant pas se réchauffer au contact de l’autre — et faire une cour aussi subtile qu’expéditive au mécanisme d’ouverture de la serrure. Serrure qui, à l’image de toutes ses consoeurs, s’avéra sensible aux chatouillis. On avait trop tendance à ignorer cette règle, mais le Monde aurait tant eu à gagner en l’appliquant : chatouiller pour parvenir à ses fins faisait généralement moins de mal que de bien.

L’arlequine fit pivoter sur ses gonds le battant désormais libre, se décontorsionna, repassa son paquet en bandoulière et, munie de sa lanterne, de sa bouteille, de ses outils et d’un sourire ravi, pénétra dans la chambre pas-si-secrète-que-ça du petit Trésor du Valet Noir.
Ayant consciencieusement refermé l’issue derrière elle — elle méritait une nouvelle dose de chatouilles, la crocheteuse se mit à déambuler entre les différents trophées exposés dans la pièce. Elle s’arrêta devant le piédestal d’un calice argenté, déboucha l’opercule cireux de la bouteille « empruntée » un peu plus tôt, et se servit de la coupe rendue brillante par l’éclat de son lampion pour recueillir le nectar rubis qu’elle comptait bien s'enfiler dans le gosier.

Derrière elle, le panneau de bois pivota une seconde fois.

« Nous aurions tout aussi bien pu nous rencontrer à l’étage, Mademoiselle Kwinzel. »

La Kwinzel en question se retourna pour saluer son hôte d’un geste de son verre improvisé, goguenarde et tintinnabulante.

« C’est toujours mieux z’ici qu’ailleurs ! Rétorqua-t-elle. Y a tout ce qu’il faut : à boire pour l’esprit et à manger pour les yeux. »

Ce faisant, elle désigna d’un geste ample les diverses pièces du Trésor recomposé du Valet Noir.
Elle offrit son bras libre au vieillard, qui l’accepta. Lorsqu’elle lui proposa une gorgée de vin, il la refusa, fronçant les sourcils en reconnaissant le Calice de Ji Rofl. Son humeur passa vivement : n’avait-il pas fait de même, en son jeune temps, débordant de fougue et bouffi d’orgueil ? N’avait-il pas, lui aussi, craché à la face des Dieux ou, plutôt, de ceux qui prétendaient parler en Leurs Noms ? Arlène Kwinzel ne l’avait jamais déçu. Elle était de la trempe dont étaient faits les membres du Pique. Son Pique. Et celui de Divad après lui.
Bien sûr, la jeune femme avait ses lubies — qui n’en avait pas ? — mais il les lui pardonnait car elles étaient bien vite reléguées au second plan dans sa recherche de l'exploit, de l'impossible... Bref, du panache. Quel dommage qu’elle ait été si proche des autres magouilleurs, il y aurait tant eu à faire avec elle…

« C’est là le problème, avec ceux qui ne veulent pas choisir, se surprit à penser le Valet Noir dans un murmure.
— Hu ?
Répondit son invitée, occupée à gratter l’intérieur de la narine d’un buste de maître.
— Avez-vous quelque chose pour moi, chère amie ? »

Renonçant à ses explorations nasales, l’arlequine se retourna vers son auguste interlocuteur. Elle posa le calice dégouttant de vin sur la tête d’un mannequin vêtu d’un gilet brodé d’or, et se défit, dans un mouvement souple, de son colis. Elle laissa le fondateur de la Main dénouer les cordelettes maintenant la toile cirée qui en enveloppait le contenu longiligne et reprit la coupe dont elle sirota une nouvelle gorgée du liquide vermeil aux arômes de fruits rouges.

« Pas d’chance, hein ? » Commenta-t-elle alors que le Valet Noir redécouvrait le légendaire Fendeur de Ciel.

Le vieil homme ne répondit pas, perdu dans la contemplation de l’artefact.

« Comment qu’ça va s’passer, maint’nant que la Simouille vous a filé entre les pattes ? »

S’arrachant à sa rêverie, le vieillard dévisagea l’arlequine.

« Lui avez-vous fait comprendre ce qui attend ceux auxquels elle tient si elle nous trahit ? » Souffla-t-il d’un air las.

L’empoudrée opina du chef, dans un concert de grelots, et porta soudainement sa main à l’une de ses poches pour en extraire un pendentif sculpté à l’effigie d’un hibou qu’elle tendit à son hôte.

« Elle ferm’ra son clapet, comme conv’nu ! »

Le maître des lieux saisit le bijou et l’observa quelques instants en en caressant la surface, avant de psalmodier quelque obscure formule. Le pendentif se mit à noircir, grésilla et finit par se désintégrer. Ses cendres s’éparpillèrent et le Valet Noir reporta son attention sur l’acrobate du Pique.

« Vous saviez, chère Arlène. Depuis l'affaire du Gilet de Jonas... Vous saviez, mais n'en avez rien dit. C'est la jeune Simettra qui me l'a révélé. »

Dans son esprit, le Valet Noir revoyait les événements des derniers mois. L'arlequine avait découvert ce qu'il tramait, du moins, en partie.

« Dites-moi, Mademoiselle Kwinzel, que savez-vous exactement ? »

Elle ne répondra pas, se dit-il. Elle ne répond jamais. Ou bien sans répondre. C’est là le sort que nous réservent les ingénus… Que sait-elle ? De quel camp fait-elle partie ?

La dégingandée accusa le coup, fronça les sourcils et leva les yeux au plafond avant de tapoter ses lèvres d’un index distrait. Des questions, toujours des questions, et si peu d’action ! Elle inspira un bon coup, sourit de toutes ses dents et, d’un Valet de Pique à un autre, confia :

« Je sais que je n’sais rien, et il m’en faut pas plus. »

La formule avait l’air de lui plaire. Quant à savoir si elle l’avait mûrement réfléchie ou entendue dans la bouche d’une tierce personne, ça, c’était une autre histoire. Le Valet Noir grimaça. Avec la disparition de deux de ses Doigts-parmi-les-Doigts, il aurait du mal à reprendre la Main en main. L’arlequine était bien trop imprévisible pour qu’il puisse appuyer ses envies de reconquête sur elle et, surtout, bien trop proche des autres. Les chienchiens fous n’aiment pas la laisse… S’il lui demandait de choisir, qui sait comment elle réagirait ? Ce n’était ni l’heure ni le moment de le découvrir. Un jour prochain, peut-être ? Quand certains obstacles auraient été éliminés et d’autres pièces du Trésor — son Trésor — retrouvées.
Jusqu'à la lie... Illustration : The poison chalice de Kevin Wallace
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Message par Le Valet Noir 01.07.21 16:16

Scriabine prenait ses aises dans la salle à manger du manoir. Elle avait traversé le bois de bonne heure, pour s’éviter quelques inopportunes rencontres ; l’obscurité lui avait néanmoins valu de se prendre la main dans un roncier quelques heures auparavant. Elle constatait la laideur de ces blessures avec dépit.

La fraîcheur du petit matin avait engourdi ses extrémités et son visage délicat. Elle s’approcha de l’âtre dans lequel gisaient quelques bûchettes humides.

Comme on le lui avait appris, trente ans plus tôt, à l’Académie des Lyncéens de Bonta, la Dame de cœur se mit en posture n° 7 : jambe gauche fléchie, un pied en avant, buste légèrement incliné. Elle avait oublié les noms barbares qui régissaient chaque terme de la procédure, se contentant de répéter les mouvements qu’elle connaissait sur le bout des doigts. Après quelques gesticulations et incantations intérieures, un éclair rougeoyant se mit à gonfler dans sa paume. Sous l’effet de la magie qui grouillait dans sa main, ses blessures se rouvrirent et son sang se mit à goutter lentement sur le vieux parquet. La boule incandescente, de la taille d’un œuf de tofu, vogua paisiblement jusqu’à la cheminée. Au contact du bois, elle crépita subitement et dégagea une quantité non négligeable de fumée blanche.

« Il est trop rare de vous voir à l’œuvre. Vous venez d’illuminer ma journée, Scriabine. »

Lorsque la fumée se dissipa, la silhouette fière du Valet Noir apparut, accoudée contre son siège favori.

« Si vos yeux n’étaient pas aussi rivés sur votre Trésor, peut-être verriez-vous ce que nous accomplissons. » répliqua la Dame de cœur avec amertume.

« La journée est trop belle pour une énième escarmouche, ne pensez-vous pas ? Expliquez-moi plutôt la raison de votre présence ici, auprès de votre bon et vieux maître. »

Maître. Le mot résonna dans l’esprit de Scriabine comme un tofu en cage. Comment cette relique du passé, cet ancêtre sénile, ce thésauriseur fétichiste, ce papy oiseau pouvait-il se targuer d’être le maître de l’héritière Castrellan ?

Les deux prirent place aux extrémités de la grande table rectangulaire.

« Je sais que l’entretien de ce manoir, les soins à prodiguer à votre panoplie de volatiles, et l’immense tâche de polir les pièces de votre trésor sont des priorités absolues, mais laissez-moi vous faire part de la situation de la Main. Vous souvenez-vous ? La Main. »

Le ton moqueur de Scriabine emporta quelques spasmes musculaires sur le visage craquelé du Valet Noir.

« Vous auriez tort de penser que le sort de la Main ne me préoccupe pas. Si nos rapports avaient été moins houleux, je vous aurais volontiers accordé mon conseil, comme je peux le faire avec les autres Têtes, et alors vous auriez su, à quel point j’accorde de l’importance à notre organisation. Enfin… je vous écoute, quelle est donc cette situation ? »

« Nous allons engager des pourparlers avec les représentants de la Triade Opaline. Une rencontre qui forgera les termes d’une paix avec Pandala, et un retour à une situation plus apaisée. »

« Est-ce donc là les mots que vous trouvez pour admettre votre défaite ? Karolus ne manquait pas de franchise à mon égard, il allait droit au but. »

« Notre habilité à conduire ces négociations déterminera s’il s’agit d’une défaite ou d’une victoire. »

« Avez-vous un tour dans votre sac, magicienne ? »

« Je n’ai pour armes que mon esprit. En revanche, vous… »

« Moi ? Eh bien, souhaitez-vous que je vous y accompagne pour faire bonne figure ? Il en est hors de question. »

« Non, les fossiles doivent rester en terre pour bien se conserver, je ne voudrais pas vous exposer inutilement aux affres de l’air pur, vous pourriez vous effriter. Je songeais plutôt à ce que vous détenez, à ce que vous chérissez. N’y a-t-il rien, dans votre Trésor, qui puisse nous être d’une quelconque aide pour résoudre ces négociations stratégiques ? »

La comparaison avec un fossile fit tousser le Valet. Quelle impertinence, dans sa propre demeure !

« Vous avez l’art de demander de l’aide, c’est certain. Curieuse manière de négocier, j’espère que vous procéderez autrement avec les Opalins. »

« Ne vous en faites pas à ce sujet, j’ai un plan qui se dessine. Dites-moi plutôt ce qu’il en est concernant le Trésor, avez-vous un objet à nous confier ? »

Le Valet massa le bois lustré de la table avec circonspection. Il passa son doigt sur les nervures des planches, et songea que chaque crête représentait une année, à jamais figée dans le bois, et maintenant dans ce meuble.

« Vous êtes comme ces bureaucrates du Château d’Amakna, Scriabine. Vous ne pensez que par les chiffres, un plus ici, un moins là. Vous réduisez les choses et les êtres à leur valeur d’utilité. Comment tirer parti de tel individu ? Comment rentabiliser tel investissement ? Quelle est la valeur de tel objet du trésor ? Vous êtes une créature de salon, comme votre défunte mentor, Bélisha. Vous vaquez entre les opportunités, sous les jupes des grands de ce monde. Vous ne voyez le monde que par votre raison et vos calculs savants. Ce feu que vous venez d’allumer a déjà plus de panache et de mystère que vous n’en aurez jamais. Il est certaines choses qui se ressentent et ne s’expliquent pas. »

Scriabine bondit de son siège et balaya d’un bras courroucé les bricoles qui jonchaient la table devant elle. Un tintamarre s’en suivit, alors que le Valet regardait froidement la Dame de cœur sortir de ses gonds.

« Est-ce donc cela que vous vouliez, du mystère ?! Durant toutes ces années, aurais-je dû me mettre à la poésie comme la belle Judith ? Ou bien l’astrologie peut-être ? Que je me fasse artiste et vous joue un peu de flûte brâkmarienne éventuellement ? Était-ce cela que vous attendiez de moi, mon bon maître ? Que je vous séduise avec de l’inexplicable ? De l’insolite ? Du divertissant mystère ?! »

Le Valet soupirait désormais, regrettant d’avoir allumé ce feu.

« Devais-je donc me faire l’esclave de vos désirs pour mériter votre respect ? Suis-je donc une créature si pathétique à vos yeux, incapable de se hisser à votre degré de conscience ? »

« Soit, je vous présente mes excuses Scriabine, mes mots ont dépassé ma pensée. »

La Dame de cœur, dont les joues s’étaient rosies de colère, et les yeux commençaient à s’humidifier, préféra quitter la demeure pour retrouver son calme dans les alentours forestiers du manoir.

Le Valet observa la silhouette pourpre disparaître dans la végétation.

« Qu’il est parfois difficile de gouverner. » Se dit-il, tout en ramassant les objets que Scriabine avait éparpillés sur le sol.

Lorsque la Dame de cœur revint récupérer ses affaires, une demi-heure après, elle trouva posé sur sa besace un pendentif en forme de hibou, dans lequel était serti un joyau étincelant. L’objet en lui-même n’était pas très esthétique, mais il semblait s’en émaner une certaine puissance.

« Ce sera toujours mieux que rien. Seuls les Dieux savent d’où vient cette chose et à quoi elle sert. » Déclara-t-elle dans la pièce vide.

Elle quitta les lieux, sans prendre le soin de trouver son « maître » et le saluer.


* * *


La diligence entamait la descente des montagnes koalaks, direction Amakna puis Astrub.

« Dis-moi, Léon, penses-tu que je sois une femme mystérieuse ? » Demanda Scriabine à son vieil acolyte qu’elle venait d’extirper de sa retraite forcée.

Le vétéran du carreau entortilla un doigt dans sa moustache et jaugea la Dame de cœur dans toute sa longueur.

« Eh bien… Hum… Le mystère c’est l’inconnu, ce sont des promesses de vérité. Et… il y a tant de choses chez toi qui me sont inconnues, sous ces robes. Des contrées non cartographiées, des monts et des vallées que nul… »

Scriabine l’interrompit avec un léger sourire : « Merci Léon, une réponse digne de toi. J’ai perdu l’habitude de te côtoyer, et c’est bien dommage. »

« Ah ! D’ailleurs, ce serait peut-être le moment de me faire un petit topo sur le pourquoi du comment ? Les frangins de la distillerie en avaient marre de moi, c’est ça ? Tu m’amènes à l’échafaud et tu veux me prodiguer une dernière volonté avant la sentence ? C’est ça ? »

« Non, heureusement pour nous deux. Disons que j’ai besoin de quelqu’un de confiance, la situation politique a tendance à se complexifier en bas. »

« Et du coup tu fais appel à un traître. Oui, ça paraît logique jusqu’ici. »

« Nous savons tous les deux que tu n’es pas un traître. Et je me fiche bien de savoir ce que les autres en pensent. De toute manière, j’ai déjà réussi à les convaincre. Ils doutent encore, mais en ce qui me concerne, je sais où va ta loyauté. »

Léon se replaça pile en face de Scriabine et posa ses mains sur ses genoux.

« Et où va-t-elle ? »

Le visage de Léon avait perdu toute sa fougue, toute sa vigueur d’antan. Scriabine se souvint de leur aventure sur l’île d’Otomaï, de leurs différends, de leurs galères, de leur histoire. Il était le seul de cette époque qui pouvait témoigner. Les années de captivité avaient écorché la vitalité du disciple de Kaézar, mais la dignité de l’homme restait toujours là, derrière une habituelle nonchalance. Scriabine passa une main dans la nuque fatiguée de Léon, dans ses cheveux argentés qui sentaient encore les effluves d’alcool. Elle s’avança pour déposer un baiser sur ses lèvres bombées, puis un second.

Lorsque les retrouvailles furent pleinement consommées, Scriabine s’adressa à Léon : « Je ne sais pas exactement où nous allons, Léon. Certaines choses sont et doivent rester mystérieuses. Prépare-toi aux éventualités habituelles. »
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