[Quête initiatique - Yenepha] De l'art de mettre du pigment dans sa vie

Des questions, elle n'en avait pas. Bien sûr, pas grand-chose de cette liste ne lui inspirait quoique ce soit, mais elle prendrait le temps de mener elle-même sa petite enquête. Sa collection pandalienne était quasiment achevée et elle avait transmis ce matin la commande surprenante de Ambre à ses hommes, histoire qu'ils commencent à réfléchir au projet... Bien qu'elle tenait à diriger de près cette affaire. En somme, la bijoutière avait du temps libre et une partie de chasse à l'ingrédient lui permettrait de se maintenir active.

Rien de plus terrible et de plus vieillissant que le désœuvrement.

Aussi, Yenepha devait admettre que, secrètement, voilà plusieurs jours qu'elle nourrissait le désir de revoir ce cher Calcul. La toile qu'il lui avait généreusement offerte trônait à l'étage du Mérul'Or, juste au-dessus du grand bureau, et il n'était pas rare qu'un sourire béat se dessine sur les lèvres de la blonde tandis qu'elle contemplait son propre portrait. Une rencontre, qui, assurément - et bien qu'elle n'oserait en parler à quiconque - avait su toucher son cœur de Trèfle.

Oui, la bijoutière était sensible aux cadeaux.

- C'est bon pour moi Olgah, tu sembles bien occupée.

Un sourire rapide, petit signe de tête, et la voici sur le départ.

Nouveau coup d’œil sur la liste des courses et, comme par hasard, la première étape semblait l'orienter vers Xélorium. Quelle chance, elle commençait à connaître le coin. La perspective de retourner se perdre dans les méandres du temps pour récolter ce fameux sable à la source sonnait à ses oreilles comme étant LA bonne idée, si l'on souhaitait jouer la carte de la fraîcheur.

Prochaine étape : Se procurer une petite pelle et partir se renseigner à l'avant-poste des voyageurs sur où creuser pour choper du gravier !

I - Le Sable Antique de Xélorium


- Puisque je vous dis que je ne suis pas ici pour les Perles !

- Suis les effluves du Temps et trouve la Perle...

- Une autre fois ! Là je cherche du sable !

- Brandis ta rune et libère le sablier...

- Madame ! Madame ! Je cherche du sable antique, je m'en fous là de votre pe-...

- Au Temps d'une Pause tu dois les rapporter.... XELOR N'ATTEND PAAAAAS !!

Tout le monde à la Tour nous fixait d'un regard mi-gêné mi-rieur. La vieille xelor bras en l'air hurlait à présent que notre équipe tardait trop dans sa mission et qu'il fallait immédiatement nous remettre à cette chasse aux Perles. Impossible de la raisonner, j'avais envie de disparaître et ses cris étaient à présent accompagnés d'incantations flippantes dans une langue que je soupçonnais être improvisée de A à Z.

Il avait fallu que je tombe sur un membre de la Confrérie. Le contraire aurait été trop facile.

Un petit monsieur moustachu et fort élégant vient heureusement à ma rescousse. Il me fait signe de le suivre et, trop heureuse d'abandonner la cinglée, je me hâte de m'engouffrer dans l'une des salles annexes, non loin des cartes des portails.

Dans mon dos, les derniers soupirs fanatiques de celle qui s'était présentée sous le nom de Pila Leure parviennent à mes oreilles :

" Et prend garde aux dévoreurs..."

Je n'ai pas le temps de m'interroger sur la signification de ces mots. Le vieillard tiré à quatre épingles se tourne, croise ses mains dans son dos et énonce d'une voix haute et distincte : "Cherche le sable qui du passé s'écoule, pour dans les rouages présents se perdre."

Puis il ajoute : "Oh et, tu m'en rapporteras un petit bocal au passage ma belle, je te prie."

Je me demandais si cette manie de causer en énigmes mystérieuses était liée au Mal Dimensionnel qui, de toute évidence, avait ravagé plus d'une cervelle dans les parages.

Néanmoins, je le remercie et accepte sa requête.



Armée de mon sac à dos, de mes bottines plates, de mon short de randonneuse et de mes deux montres, j'attrape la boussole et je fonce à la recherche du grand portail. Enfin la chance me souriait, puisqu'il s'avérait que sa position n'était ni dans le fin fond de Frigost, ni perdue sur une île tropicale où j'aurais - à coup sûr - terminé bouffée par les insectes, mais bien à deux pas du Zaap du Village d'Amakna.

Je plonge dans la lumière bleutée, non sans avoir une petite pensée pour Simettra qui aurait certainement rendu son déjeuner à cet instant précis.


À l'avant-poste, c'est Sir Romuald le Preux qui me confirme la présence de sable tombé des Chemins d'Hier pour finir par s'échouer dans le Jour Présent. Le fourbe me propose de me servir de guide contre une belle somme de kamas, et je décline poliment. Après tout, j'avais encore une carte de la Confrérie.

Je suis les indications avec minutie et je m'arrête sitôt le premier bond d'aiguilles effectué. Les démons des environs ne semblaient pas s'intéresser à moi, aussi, je ne tarda pas à trouver mon objectif.




Des p'tits coups de pelle par-ci, des p'tits coups de pelle par-là, je remplis gaiement trois gros bocaux et avant de rentrer, je m'offre même une visite du Muséum de l'époque.

Premier ingrédient : FAIT !

II - Soies de Dragon-Cochon


Ainsi donc, pour réaliser un pinceau exceptionnel pour un faussaire d'exception, il me fallait délicatement retirer les poils à l'arrière de la bête. Il n'était pas question de l'occire ou de le faire tabasser à mort par des rustres, au risque d'abîmer le butin, mais bien d'opérer dans la minutie.

J'avais un plan, je l'avoue, et la personne idéale pour m'aider à l'exécuter.

Ainsi, lorsque par hasard mon chemin croisa celui de Kucci au Lépreux, je n'hésita pas. Je sors le déguisement. Oreilles, cape et queue de cochonne, du matériel haut-de-gamme en cuir véritable. Odorant à souhait, des couleurs vives. J'explique à mon partenaire qu'il me faudrait une personne à poils courts pour faire illusion. Le pelage de Kucci, si soyeux, avec un peu de cire colorante rose... Oui, le rendu serait parfait.

- Une danse exotique sensuelle pour hypnotiser le roi des porcs... pendant que je me faufile dans son dos et récupère précautionneusement de quoi réaliser les soies.

Au premier abord, il n'est pas emballé. Je m'affaire à vendre mon projet comme il se doit, au nom de notre amitié, de l'aventure mais aussi du jeu de rôle. L'homme finit par accepter, en échange d'une danse dans cet accoutrement ridicule à la prochaine occasion. J'accepte. Je suis certaine que ces petites oreilles m'iront bien...

Nous nous retrouvons dans l'antre après s'être perdus de vue tout du long du labyrinthe. Je suis rassurée de retrouver le boiteux en un seul morceau, il est plus débrouillard qu'il n'y paraît. Rapidement, nous sommes intoxiqués par d'étranges émanations pestilentielles mais étrangement galvanisantes.

Je vois flou, je me mets à crier, emportée par une énergie insoupçonnée et même Kucci se révéla être un adversaire redoutable pour les porcs qui osaient se mettre sur notre chemin ! Il invoque un chaton, l'animal fonce, se rue sur le visage du premier guerrier porcin et lui ARRACHE LES YEUX ! J'en profite pour achever la pauvre bête agonisante.




Notre chemin se poursuit à travers les entrailles de cette caverne... et de nos adversaires. Toujours sous l'influence du gaz euphorisant, Kucci semble l'espace d'un instant oublier la douleur à sa jambe et moi, je me sens si heureuse. Si libre...

Devant nous, des bains de boue. J'arrache mes vêtements et m'exclame que c'est là une opportunité à ne pas rater si l'on souhaite mener à bien cette mission.




Recouverte de boue, je suis invisible. Telle l'ombre cochonesque prête à taillader du poil. Nous finissons par atteindre la salle du trône du monstre. Discrètement, on se planque à l'écart et je m'emploie à enduire les poils de Kucci de cire rose avant de lui passer son déguisement. Ensuite, le temps des révisions. Le rôle d'une vie, après tout. Il s'agissait de séduire l'énormité planquée au fond de cette grotte.




C'est avec un entrain certain que Kucci répéta son texte. Après ça, on s'est lancé.

Lui se plante au milieu de la pièce, moi je rampe à même le sol pour contourner l'animal sans un bruit. Kucci se met à danser ! Un coup de hanche sur la gauche, un coup de hanche sur la droite, l'effet ne se fait pas attendre. Le Dragon-Cochon apprécie le spectacle pour sûr, il ne lâche pas la cochonne du regard ! Kucci ne lâche rien, il connait les enjeux. Il pousse son cri, le maître des lieux le lui rend avec amour, j'en profite pour passer à l'action.

Clac clac ! Je récupère les poils de sa queue et du bas du dos.
Et c'est ainsi que le second ingrédient s'est retrouvé en ma possession...

III - Tuf de mofette et peau de dragoeuf albâtre

Crâ merci, l'ingrédient qui suivait n'était autre que de la caillasse aussi bien utilisée en forge qu'en bijouterie. Aussi, à Brâkmar, je charge Kiosh de me sélectionner quelques jolis morceaux de Tuf de Mofette dans les stocks de la Planque. C'est soulagée que je raye la pierre de ma liste et passe à la suite

Si seulement ça pouvait être du cuivre... !

Et non, forcément, ça n'en était pas. De la peau de dragoeuf albâtre. À vrai dire, j'ignorais à quoi pouvait bien ressembler cette variété de dragoeufs. Dans mes souvenirs de vadrouilleuse, je n'avais pas mémoire d'en avoir déjà croisé à l'état sauvage sur leur île.

Au Lépreux Chauve alors que je relisais le dossier des Pêcheries d'esturgeon, Simettra vint s'asseoir à ma table.
Vers qui me tourner pour une histoire de bestioles et de chasse si ce n'était mon archère préférée ?




Je lui expose mon besoin urgent. Un beau dragoeuf albâtre tout frais tout sanguinolent et dépecé avec amour. Lorsque je lui demande son prix, elle me balance un chiffre si absurde que je n'oserais le répéter à voix haute.

Je m'esclaffe, hausse les sourcils, balance un prix ridiculement bas pour un service similaire que j'improvise totalement et enchaîne sur le fait que c'est bientôt mon anniversaire et qu'elle n'avait qu'à m'escorter dans cette chasse en échange d'un bon de réduction au Mérul'Or pour son prochain achat dans la catégorie des émeraudes. Comme ça, elle pourrait m'acheter un cadeau pour moins cher.

Pas certaine qu'elle retienne l'idée du cadeau mais dans tous les cas, elle accepte de m'accompagner chasser le Dragoeuf contre une quelconque remise future. On peut toujours compter sur ses meilleures copines.

Quelques combats sans grande difficulté au travers de l'Épreuve de Draegnerys et lorsque la cible fut repérée et proprement tuée, Simettra s'occupa de découper la peau à l'aide de son large couteau. J'avais hâte de rentrer prendre un bain.

Cette collecte de machins à travers champs, ce n'était vraiment pas digne d'une citadine.
Je commençais à me demander si je n'allais pas simplement m'offrir le service de mercenaires pour en finir avec cette liste.

Puis je me souvins que cette mission n'était pas payée et que l'idée de dépenser un rond sans contrepartie était impensable.
Au moins, je remplissais mon quota de sport.

À l'approche de mes 33 ans, il est bon de garder la forme.

IV - Lamelles de Mérulette

Je connais ce gros champignon qui se plaît à se balader dans la Forêt Pétrifiée de Frigost. Je n'avais aucune envie de m'aventurer dans la neige seule, bien que mes bottines rembourrées en laine du Royalmouth m'assuraient des pieds au chaud et une bonne mobilité à travers ces étendues blanches. À la Bourgade, je me dirige vers la maison de fonction de Rhia, mage de combat spécialisée dans la glace, aux ordres de l'Ordre du Renouveau.




Deux bonnes semaines que je n'avais pas vu la bouille de cette jeune rouquine pleine d'entrain. Affairée comme toujours à réviser ses devoirs en parfaite élève qu'elle était, elle daigne néanmoins fermer ses grimoires pour venir m'étreindre.

Si au départ nos relations étaient plus que tumultueuses, nous avions appris à nous entendre et à nous apprécier. Elle m'offre un café brûlant et je m'installe devant sa cheminée. Le premier sujet qu'elle aborde évidemment, c'est Simettra. La dernière fois que l'archère l'avait contactée c'était pour lui signifier qu'elles ne devaient surtout plus se voir et ce, pour une durée indéterminée. Je la rassure, Sim allait bien, et elle s'en sentit soulagée.

Après, vint le sujet de l'Ordre du Renouveau et c'est à voix basse que nous échangeâmes nombre d'informations strictement confidentielles. Elle poursuivait son travail d'infiltrée et elle ne manquait pas d'anecdotes croustillantes à raconter.

- Bon, mais tu n'as pas fait tout ce chemin dans le froid juste pour m'écouter parler hein ?

- Tu es injuste. Tu sais que si je ne passe pas assez te voir, c'est parce que ta situation est compliquée. En réalité je suis à la recherche de lamelle de Mérulette de la première fraîcheur et je sens que ma petite mage de glace frigostienne pourrait m'aiguiller dans mes recherches.

Rhia m'explique alors que plus loin, au village enseveli, les habitants en cette période sont très embêtés. Les Mérulettes avaient un faible pour les charpentes des maisons et elles causaient des dégâts effroyables aux bâtiments qu'elles dévoraient morceau après morceau. Mais il suffisait de couper leurs lamelles pour les rendre inoffensives.

Elle me propose un marché. Ce soir, je reste dîner avec elle et on se fait enfin cette raclette promise et en échange, elle m'emmène à la milice du Village Enseveli. Là-bas, je tombe nez à nez avec.... Rien.




La "Milice"  n'était rien d'autre que des monticules de neiges et restes de maison éventrée. Un type recouvert d'une peau de bête hideuse semblait être le "patron" de son champs de flocons. Il connaissait Rhia qui l'informa que nous étions ici pour donner un coup de main au village, et qu'on se lançait dans une partie de chasse à la Mérulette.

J'apprends que l’exercice est rémunéré, enfin une bonne nouvelle !

Baka nous équipe de protège-poignets, d'une pince coupante et d'un grand sac pour récolter les lamelles. Ravi, il nous souhaite bonne chasse et nous remercie au nom des habitants.

En chemin, Rhia me révèle son astuce.

- Pour ne pas être obligé d'attendre que la Mérulette se décide à venir grignoter une maison, il suffit d'enduire une charpente près de l'entrée du village de cire de résine de Gloursaya. L'odeur attire les champignons et il suffit de se planquer de chaque côté de la demeure assaillie pour vite couper les lamelles d'un coup de pince bien placé.

Nous faisons donc un détour par l'église - ou ce qu'il en reste, ce bled est vraiment pourri ma parole - pour acheter un pot de résine à une vieille dame qui tenait son stand sur une couverture à même la neige, puis nous partîmes vers le sud pour chasser d'la lamelle !

Par crâ, outre le fait qu'attendre immobile me glaçait les sangs et que je m'étais foutue de la résine sur mon manteau de fourrure, les choses se déroulèrent pour le mieux. J'empochai 2 000 kamas pour service rendu à la communauté et je repartis avec quelques belles lamelles. Rhia me conseilla de les mettre sous glace pour ne rien perdre de leur fraîcheur et c'est donc elle qui serait chargée de la conservation de mon butin, en attendant que je complète ma liste.

Chose promise chose due, ce soir, raclette chez la mage de glace.

V - Pinces de crabe yoloniste

Même une fois sur la lourde plateforme de ferraille rouillée, ma tenue de plongée équipée et le casque clos, je ne parvins pas à réaliser que j'étais en train de me rendre sous l'eau. Non seulement c'était une première mais en plus, je flippais si fort....

C'est que moi, je suis une fille de la ville, du feu et des talons aiguilles. Le poisson, ça me répugne. Les abysses ça m'effraie et avez-vous déjà vu quelqu'un bander un arc sous trois kamatonnes de flotte ? Et comment on court en cas de problème ? La fin de la civilisation viendra d'en bas c'est une certitude et...

" Regarde Yenepha ! Avec ça, je vais en déglinguer du crabe ! "

J'avais presque oublié la présence de Ényo ...

Bien moins soucieuse, la forgeronne était en train de prendre la pose avec son bouclier levé au-dessus de son scaphandre. Visiblement prête à l'immersion, elle n'avait pas été difficile à convaincre de m'accompagner. Pour le coup, j'avais opté pour un partenaire d'aventure robuste et tout terrain alors, quoi de mieux que cette fille qui soulevait de la fonte tous les soirs.

Un bruit métallique retentit et la plateforme commence à descendre en grinçant affreusement. Je me tiens au cordage de cuivre sur les côtés et bientôt, un tout nouveau paysage se dessine devant mes yeux. Coraux, créatures étranges, maisonnettes abandonnées recouvertes d'algues, le tout dans une palette de couleurs pastels que je ne soupçonnais pas.

La voix étouffée de Ényo dans son casque me sort de mes pensées, elle pointait du doigt un groupe de monstres.

" C'est ça ! Le crabe là ! "

Un crabe, ça ?! La chose était énorme, répugnante, elle se tenait debout avec un regard d'assassin et ses poings levés étaient entourés d'une carapace énorme hérissée de petits pics.

La plateforme se stabilise et je n'ai même pas le temps d'avancer un pied que Ényo avait déjà bondi en avant pour défier le premier crabe yoloniste sur son passage. Elle lève une jambe bien haut et entame un coup de pied circulaire de toute beauté.. ! Mais affreusement lent. En fait, tous ses coups étaient absorbés par l'eau.

Alors elle change de stratégie et tente de lui rentrer ses pouces dans les orbites. Stratégie audacieuse je me dis, mais le crabe lui est maître de son terrain et il lui décoche un coup de poing à toute blinde et en plein dans le bide. Ényo traverse le décor à la manière d'un petit sous-marin et le crabe lui galope après, comme une furie !

Je me décide enfin à descendre pour tenter d'aller à son secours et ... Par crâ, qu'il est fatiguant de remuer ses jambes ici. Lorsque j'arrive sur elle, un dôme de lumière blanche l'entourait, sorte de bouclier magique j'imagine. Le crabe restait accroché à la bulle et tapait dessus comme un bourrin.

" Ényo sors d'ici ! "

Il remarque ma présence, je grimace, et voilà qu'il se met à claquer des pinces ! Je tourne la tête sur ma droite et j'aperçois une quinzaine de saletés de sa race se ruer vers nous !

" LAISSE TOMBER ÉNYO ON N'A PLUS LE TEMPS ! COOOOURS ! "

J'arrête de lutter contre les vagues et je me mets à nager dans le sens du courant ! Derrière moi, je vois Ényo courir à son aise avec ses cuisses musclées mais, toujours entourée de son bouclier ! Le crabe tourne et tourne, se faisant écraser contre le sol régulièrement mais rien ne semblait l'inciter à relâcher sa prise entre ses petites pattes. Il devait être dopé à l'adrénaline !

Ényo ne cesse de pousser des hurlements

" FECA PROTÈGE MOOOOI ! "

Au détour d'une "ruelle" entre deux maisons englouties, un type lui aussi en tenue de plongée me fait signe de la main, avant d'ouvrir une sorte de grosse porte épaisse de métal et de me faire signe de m'y engouffrer. Je ralentis pour faire un virage vers cette opportunité, ma partenaire fait de même, et l'homme referme derrière nous.

Nous remontons un conduit à la manière du siphon d'un évier et nous débouchons à l'intérieur d'une petite maison chichement meublée, crasseuse mais ... sans eau ! Un type à toque blanche nous accueille en levant ses bras en l'air.

" Aaaah ! Des clients ! Bienvenus mes amies ! Au menu du jour, pinces de crabe frites et frites de crabe ! "

On retire notre casque avant d'en savoir plus. Apparemment, nous étions tombées dans l'unique et éphémère "resto-sous-l'eau" du charmant Yotar. Ényo très peu convaincue, lui demande si par hasard le type devant la porte n'était pas un rabatteur de "clients en danger de mort" pour consommation forcée, mais Yotar nie fermement et nous assoie à une table avant de disparaître dans une pièce adjointe.

Je baisse la voix et chuchote :

- Bon, j'espère que tu as faim...
- Pas question de perdre notre temps, on se sauve et je pars prendre ma revanche sur ces monstres marins prétentieux
- Tu vois bien que combattre sous l'eau c'est pas l'idéal et t'as vu leur nombre ?
- Oui mais, Féca me protège.
- Te protéger c'est bien mais c'est pas ça qui va leur arracher les pinces.
- Des pinces... Dis, il a pas dit que c'était ce qu'on allait manger ?

On se redresse brusquement lorsqu'il nous apporte notre assiette. La fierté se lisait sur son visage. Il ne devait pas avoir beaucoup de clients depuis l'ouverture de son établissement, ici...

" Mesdames, goûtez je vous en prie ! "

L'assiette n'avait rien de très fabuleux. Des tiges blanches, des tiges oranges, et une pince.

- Vos pinces sont-elles de la première fraîcheur monsieur ?
- Mais bien entendu ! Vous avez vu où nous sommes ? Quand on a la technique, il n'y a qu'à tendre la main pour se servir en produits de première qualité. Fraîcheur ga-ran-tie.

Ényo et moi nous regardons du coin de l’œil et je suppose qu'on pensait à la même chose. Nous goûtons, Ényo sourit poliment et moi, je m'extasie.

" Oh cette fraîcheur, je n'en reviens pas ! Mais s'il n'y avait que ça encore... Sauf que vous m'avez caché que vous étiez si doué ! N'est-ce pas là la spatule d'un grand chef que je crois discerner à travers cette expression culinaire audacieuse ?! "

Il rougit, j'en rajoute une louche, Ényo lève les yeux au ciel.

Mais à force d'insister, j'obtiens une visite de sa cuisine et une petite démonstration privée de ses talents. Sitôt notre assiette terminée je me lève et lui attrape le bras, direction les fourneaux.

La guerrière féca se retrouve seule et de son côté, elle ne tarde pas à fouiller les autres pièces, dans l'espoir de dénicher les stocks ou pièges du cuisinier.


Deux longues, très longues heures plus tard, je quitte cet endroit minable et retourne à la surface.
Ényo m'attendait, une caisse pleine de pinces de crabes yolonistes dans les bras.

VI - Foulards de koalak farouche

C'est dans la Vallée de la Morh'Kitu que je me rends à présent, et en solitaire ce coup-ci. Bien heureuse d'être à dos de volkorne, puisque la route sinueuse à travers les montagnes était aussi bien interminable qu'épuisante, je suivais scrupuleusement les indications tracées sur ma carte par un habitant du village.

Lorsque la terre s'obscurcit et que les roches environnantes prennent un aspect sinistre, je comprends que je suis à la bonne adresse. J'avais une idée précise en tête et je n'étais d'ailleurs pas venue les mains vides. Les koalaks à foulard rouge étaient réputés pour leur sale caractère ainsi que leur fougue au combat et si je pouvais éviter de me battre, je le ferais.

Bien sûr si ça devait mal tourner, je serais dans l'obligation de foutre le feu à la végétation, d'enfumer ces cavernes et de cueillir à la sortie ces pauvres choses suffocantes pour leur arracher leur vêtement écarlate. Mais tout ça n'était pas très écolo et Ényo m'avait fait promettre de tenter avant tout l'option du troc.

Donc, je décroche le sac à l'arrière de ma volkorne et attache une corde au collier d'une petite créature violette aux grandes oreilles et aux jolis yeux rouges. La demoiselle à poils ras renifle les environs, timide, un peu effrayée aussi probablement. Joliment vêtue d'une petite cape carmin et d'un bonnet assorti agrémenté d'une gemme, sitôt au sol elle ne manque pas d'attirer tous les regards.

Spoiler:

Elle s'appelait Ratalda, et elle ressemblait drôlement à un koalak mais en bien plus choue. Je détestais cette peste. Familier pourri gâté de Alélice (gérante du Mérul'Or), je n'en pouvais plus de la voir fourrer son museau dans les vitrines. Accro aux bijoux, cette garce avait pris la fâcheuse manie de me piquer de petits rubis dans le dos de sa maîtresse bien trop gaga pour réaliser le monstre d'avarice qu'elle était.

J'avais kidnappé l'animal sans état d'âme. On accuserait le chacha vicieux de la Taverne de la Bagrutte et l'histoire serait bien vite oubliée.

Un groupe s'approche museau au vent et deux koalaks farouches se mettent à se trémousser sensuellement, donnant des sortes de coups de reins secs dans le vide. Ratalda rougit, je me recule d'un pas pour ne surtout pas déranger cette parade nuptiale toute en délicatesse. Puis sans prévenir je tire sur la corde pour ramener leur petite amie à ma hauteur.




Ils poussent des cris frustrés.

L'espace d'un instant, je prends le temps d'examiner la situation. J'étais en train de troquer la bestiole de ma gérante comme esclave sexuelle ou épouse forcée en échange de fringues. Décidément, le crime ne cesse de se réinventer dans cette organisation.

Je m'accroupis, pointe du doigt Ratalda puis ensuite leurs foulards, jetant le sac-prison de la belle entre nos deux partis.

" Foulards, donnez vos foulards, puis je donne Ratalda ! "

S'en suit un bon quart d'heure de gesticulations, mimiques ridicules et cris inarticulés jusqu'à ce qu'enfin le dialogue prenne une bonne tournure. Le premier retire son foulard et le lâche dans le sac. D'un geste de la main de bas vers le haut paume tournée au ciel, je lui indique que j'en veux plus. Son pote alors fait de même et je parviens à convaincre trois autres de leurs semblables de participer à l'échange. Après tout, ils n'auront qu'à se partager Ratalda, ça n'était pas mon problème.

Je finis par détacher la corde du cou de la belle convoitée ... Qui se rue immédiatement vers la sortie à toute allure. Moment de gêne, je souris, attrape le sac et imite la ratte avec nettement moins de vitesse. Le groupe arnaqué se lance à ma poursuite en rugissant de colère, je siffle Laidie qui m'attendait bien sagement un peu plus loin, saute sur son dos avec mon butin et m'élance loin de cette foutue Vallée.

Les foulards, c'est fait !
Je me demande où est passée Ratalda...

Dernier chapitre : Le Brun Mominotor




Kaleilah accepte de m'aider pour ma chasse au dernier ingrédient. Ma cible, le mominotor. J'avais encore du mal à concevoir comment cette énorme bête cornue de couleur bleue pouvait bien donner du brun, tout comme je n'avais aucune idée des parties à extraire dans ce but.

Dans le doute, on décida de "piocher un peu de tout" et d'improviser une fois dans le labyrinthe. Parce que oui, s'il y avait bien un problème de taille avant de songer à découper quoique ce soit, c'était bien la traversée de ce dédale de pierres insupportable.



On devait se retrouver devant l'embarcation, une fois équipées correctement.


Kaleilah est arrivée avant moi et je la retrouve en pleine discussion avec un zobal du nom de Ame Our. Personnage haut en couleurs (et je ne parle pas que de son masque bleu pétant), il nous explique qu'il revient d'un véritable génocide sur l'île et que les quelques créatures restantes doivent être folles de rage. D'ailleurs, il transporte trois énormes sacs en toile avec lui, toutes remplies de "pierres d'âmes".

On lui explique que c'est le Mominotor qui nous intéresse, sans trop entrer dans les détails. S'en suivent des négociations tenaces. L'homme ne voulait pas d'argent et le contenu de nos sacs de voyage ne l'intéressait pas (Pas même mon rouge à lèvres hors de prix). Kaleilah à un moment sort un genre d'arbalète-seringue, mais il riposte en sortant exactement le même modèle en trois fois plus gros. C'était pourtant bien tenté...

Puis il finit par remarquer Ratalda. L'horrible petite peste que j'avais réussi à retrouver ce matin-même, n'en pouvant plus des sanglots de Alélice qui perdait en productivité à chaque heure loin de sa chipie voleuse à grandes oreilles.




J'allais accepter, après tout, je pouvais toujours lui en trouver une autre à Alélice... Mais Kaleilah en grande défenseure des animaux préféra l'option musclée et tira brusquement une flèche dans la cuisse de l'homme ! Le somnifère (dosé pour endormir le mominotor, nous rappelons), ne tarde pas à le plonger dans un profond sommeil. Ou un coma léger, bien qu'il se soit mis à grommeler quelques mots.

Moi je crois qu'il va mourir mais bon, Kaleilah me jure que non...

On ouvre les sacs et on découvre un tas de pierres magiques de toutes les tailles. Là se pose le problème suivant : "Comment on sait laquelle c'est ?" Nous décidons de toutes les embarquer, direction l'arène de Brakmar où je connaissais quelqu'un à l'accueil qui saurait peut-être nous aiguiller sur le sujet.

Pas de trace de mon homme.

On tente notre chance avec un mage à grand chapeau présent sur les lieux. Le type nous offre quelques explications...


Et c'est Kaleilah qui s'y colle ! La honte, hurler ainsi devant tout le monde... Vexée que je me sois mise à rigoler, c'est de bon cœur que je lui offris les sacs de pierres d'âmes. En tout cas, la méthode avait fonctionné et elle tenait la pierre du mominotor dans sa main !

Plus loin dans l'arène, on se choisit un coin tranquille. Kaleilah lance la pierre et les monstres prennent vie, furieux. On remarque que dans le tas, un deuxième monstre à cornes de belle taille tenait compagnie au Mominotor. Et il était brun !




Le combat fait rage et le somnifère de Kaleilah nous fut d'une bonne aide. Quelques portails, deux ou trois flèches, on finit par vaincre nos adversaires qui s'écroulent dans la poussière.




La partie la moins agréable pouvait commencer. Poils, peau, bandelettes, cornes, on découpe soigneusement pour ranger dans de petits sacs hermétiques proprement étiquetés. On fait de même pour le Déminoboule, après tout, peut-être que ça pourrait aussi servir ?

Comble de l'horreur, nous décidons aussi de repartir avec un échantillon.... d'excréments. Kaleilah plonge sa rapière dans le ventre du Mominotor pour vérifier qu'il n'avait pas eu le temps de se soulager avant d'être changé en âme piégée. Je ne raconterai pas la suite, c'était immonde, et heureusement que j'avais pensé à mes gants...


La liste de courses était complète.
J'envoyai un Tofu à Olgah pour l'en informer.

Ingrédients au frais et prêts à être expédier. Je transmets directement le tout à notre homme ?
Bien à toi,
- Yenepha

Un peu nerveux, Amusé croise et décroise ses mains. Ce n’est pas sa première enchère, loin de là, et il est habitué de la scène, mais les enjeux de celle-ci sont plus importants que d’habitude. La veille au soir, Madame Belmond est venue déposer le Tableau dans la réserve, bien protégé, et déposé soigneusement à sa place en attendant sa vente.

Consciencieux, il s’est bien évidemment assuré que c’était la même pièce en retrouvant la légère marque qu’il avait lui-même effectuée auparavant. Il a vérifié toutes les autres œuvres qu’il compte vendre aujourd’hui, mais il attend bien plus du Tableau que des autres.

D’un coup d’œil, il embrasse l’ensemble de la salle. Sur la scène, tout est prêt : son pupitre, avec ses notes soigneusement préparées — bien qu’il n’en ait pas besoin, son carnet de comptes pour y inscrire les prix de départ et les sommes finales, le piédestal où les œuvres seront exposées quand leur tour viendra, et, enfin, cachés dans les coulisses, ses assistants qui jouent aux cartes en attendant qu’il leur demande d’apporter les objets.

Plus bas, les bancs : la salle est bien plus grande que ce qui est nécessaire pour ces enchères, et peut accueillir beaucoup de monde, mais Amusé n’en attend pas autant. Seuls quelques acheteurs qu’il sélectionne lui-même sont invités et les bienvenus, bien qu’il ait laissé pour consigne à l’entrée de laisser passer qui voudrait être présent. En temps normal, il n’aurait pas aimé voir des inconnus s’incruster de la sorte, mais la pièce-maîtresse de ce jour est suffisamment importante pour qu’il envisage de découvrir de nouveaux visages.

Déjà, quelques-uns se présentent : premier arrivé, ce bon vieux Bill Portes est déjà à sa place. L’intendant ne perd pas de temps, il sait déjà sûrement pourquoi il est là, et repartira une fois ses acquisitions en poche. Un peu plus loin, un homme à la carrure imposante en costume chic discute à voix basse avec celui qui l’accompagne, bien habillé également. Amusé ne les a jamais vus, aussi s’attend-t-il à les voir surenchérir sur le Tableau. Tant mieux pour lui, même s’il aurait aimé voir la pièce partir chez un réel amateur d’art. Les seuls autres présents pour le moment sont Joff Bezes et Elun Mosk, le premier roulant des yeux au son du débit de parole effréné du deuxième.

Durant la vingtaine de minutes précédant le début des enchères, d’autres acheteurs arrivent : Alfred Wayne qui a, comme à son habitude, remis en vente certaines de ses pièces et repartira sûrement avec d’autres, continuant son cycle d'achat-revente sans fin ; Pépino Lelent qui n’achète pas souvent, mais est de bonne compagnie et paye rubis sur l’ongle les rares œuvres qu’il se procure ; Mme Belmond qui a tenu à être présente ; et enfin un dernier homme que le commissaire-priseur ne connaît pas : le seul point qui le démarque des autres, c’est cet air sournois et le regard de dédain profond que Bill lui lance à son arrivée.

A l’heure convenue, Amusé s’avance sur l’estrade tandis que les lumières s'amenuisent dans la salle. Il salue les présents, rappelle les règles de politesse ainsi que celles en vigueur lors des enchères, et annonce la première pièce. Comme prévu, les ventes s’enchaînent dans une bonne ambiance, chacun faisant monter les prix avant de céder poliment chacun son tour. De Lou’vre sourit. Il aime bien cette ambiance, où chacun connaît les autres et où les enchères se passent calmement, sans tension ni conflit, seulement des jeux d’argent et de pouvoir où tous se passent et se renvoient civilement la balle.

Les deux hommes chics continuent de discuter au fur et à mesure du défilé des œuvres, et l’un deux surprend même l’assemblée en enchérissant sur un vase. L’achat lui vaut non seulement la pièce, mais la sympathie des autres participants, qui commencent également à discuter avec lui de temps à autre. L’homme à l’air sournois, en revanche, n’a pas dit un mot depuis le début et ne semble n'être venu que pour une seule chose.

Et celle-ci finit inévitablement par arriver. En bon commissaire-priseur, Amusé sait garder ses acheteurs en haleine, et a gardé pour la fin ce qu’il pense être la plus belle pièce de la journée. Porté par deux assistants, le Tableau arrive voilé sur scène, et est posé avec précaution sur le piédestal. De Lou’vre commence par résumer brièvement l’histoire de Bayard, en vante le talent et la renommée, avant de retirer théâtralement le drap qui recouvrait jusque-là le Tableau : La libération d'Amakna du joug des démons. Le silence, déjà pesant dans la salle, s'épaissit davantage au fur et à mesure que les participants étudient la pièce. Content de son effet, Amusé salue d’un signe de tête une blonde dissimulée dans les coulisses avant d’annoncer la mise de départ : sept cent-mille kamas !

A peine sa voix s’éteint-elle que l’homme à la carrure imposante s’écrit « Huit-cents ! ». Les autres, surpris par une flambée si soudaine du prix, mettent un peu plus de temps à réagir, mais c’est rapidement Alfred Wayne qui reprend l’enjeu en annonçant simplement dix-mille kamas de plus. Très vite, à l’échange qui s’effectue entre les deux hommes, Amusé comprend que leur rivalité ne date pas d'hier. Se joignant aux réjouissances, Portes surenchérit également, visiblement intéressé par le Tableau. Le commissaire-priseur lui jette un regard étonné, puisqu’il est rare que Bill investisse dans ce genre de pièce, mais c’est ensuite au tour de l’homme à l’air sournois de faire grimper les enchères de plus belle, comme s’il avait attendu l’entrée de l’intendant dans la bataille.

Sous les yeux ébahis et les oreilles ravies de l’hôte, le prix continue d'augmenter : pas de grand-chose, mais sans s’arrêter, chacun refusant de s’avouer vaincu. De leur coté, Elun et Joff assistent avec intérêt aux échanges, sans sembler vouloir y prendre part, tandis qu’au fond, Pepino Lelent s’amuse doucement du combat qui fait rage. Madame Belmond, elle, semble à la fois inquiète de la situation, mais Amusé croit surprendre dans son regard un éclat de joie, idée qu’il écarte bien vite de son esprit. Patiemment, il continue de noter mentalement l'évolution des sommes d'argent, très attentif, alors que les mises se font de plus en plus agressives.

En premier, c’est Bill qui s’arrête de surenchérir. Pragmatique, il aura sûrement déterminé que l’intérêt de ses maîtres pour l’œuvre ne mérite pas de débourser autant d'argent. Quelques envolées plus tard, c’est au tour de l’homme sournois de se coucher : d’apparence neutre, ses sourcils trahissent son agacement d’être venu pour rien. Entre Wayne et l’homme chic, en revanche, la bataille continue de faire rage : inlassable, Alfred ajoute milliers de kamas par milliers de kamas à la somme précédente, tandis que l’autre enrage et hurle presque ses nouvelles propositions. L’échange se poursuit encore quelques minutes, avant que le marchand fortuné ne s’écrie : « Un million trois cent cinquante mille ! », faisant gagner une centaine de millier de kamas d'un coup au montant total. L’homme chic s’empourpre encore plus qu’il ne l’est déjà, mais, avant qu’il ne puisse jeter sa surenchère comme il l'aurait fait d'un coup de poing dans le visage de son rival, son camarade le force à se rasseoir et s’écrie d’une voix forte : « Non ! Ça suffit, tu va beaucoup trop loin ! Je ne te laisserai pas nous ruiner pour un tableau, aussi beau soit-il ! De quoi auras-tu l’air, hein, si tu hypothèques ta maison pour y accrocher une œuvre ? D’un abruti ! »

Professionnel, Amusé tient son marteau prêt : « Pour Monsieur Wayne, une fois ! Pour Monsieur Wayne, deux fois ! Pour Monsieur Wayne, adjugé, vendu pour un-million-trois-cent-cinquante-mille kamas ! » Le marteau s’abat sur le pupitre, et le bruit sec semble tirer l’homme chic de sa stupeur. Il secoue la tête, rajuste son costume et se lève, quittant la salle d’un air digne malgré son teint rougeaud. Se levant à son tour, son camarade s’approche d'une Yenepha sortie de sa cachette.

« Madame, je suis désolé de l’attitude de mon frère. Il est vrai que ce tableau est magnifique et d’une grande valeur, mais il ne mérite pas l’importune qu’il vous a causé. Quand à vous, Monsieur… Wayne, c’est ça ? Félicitations pour votre achat ! J’ignore s’il valait autant d'argent, mais je suis sûr que ce Bayard sera bien mieux chez vous que chez mon frère. Messieurs, Mesdames, au plaisir de vous revoir. »

Remettant son chapeau sur la tête, l’homme sort à son tour après avoir récupéré son vase. Peu à peu, tous les participants s’en vont avec leurs achats, ou avec la certitude que ceux-ci leur seront livrés comme à leur habitude. Au final, ne restent plus dans la salle qu'Amusé, Alfred et Yenepha, réunis autour du Tableau.

« — Madame, vous n’aviez pas menti quand à la qualité et la beauté de cette œuvre. Vu de près, il est encore plus beau.
— Monsieur Wayne, vous me voyez ravie qu’il vous plaise ! Je suis navrée qu’il vous ait coûté si cher, mais heureuse qu’il aille à un homme tel que vous plutôt qu’à ce rustre.
— Il trouvera sa place chez moi. Et puis ne vous inquiétez pas : avec les ventes que j’ai réalisées ce soir, il ne m’a finalement pas coûté tant d’argent. »

S’ensuivent quelques échanges de banalités entre les trois personnes, avant que la blonde ne fasse un dernier adieu ému au Tableau. Alfred repart avec, et Amusé fournit à l’Acolyte du Trèfle tous les papiers assurant du dépôt prochain de la somme lui étant due, avant qu’elle ne parte à son tour.

A nouvelle journée, nouvelles affaires, mais pas sans un café matinal. Yenepha était catégorique là-dessus.
Tant qu’elle ne sentirait pas le liquide noirâtre et amer brûler sa langue, couler dans son œsophage et réchauffer son estomac avant de parcourir ses veines en la fouettant de l’intérieur, la blonde ne voudrait pas entendre parler de la moindre transaction.

Et qui mieux que le tenancier fantomatique du Lépreux Chauve pour servir un breuvage capable de réveiller un mort, sur Astrub ? Personne, jurait Yenepha.

C’est donc au petit matin que le Cinq de Trèfle franchit la porte de l’établissement. Il faisait chaud dans la pièce principale — le poêle s’arrêtait-il jamais de fonctionner ? — et les lieux semblaient encore déserts. Personne n’était en vue, mais l’écho de quelque rangement de récipients, venu d’en-dessous du comptoir de bois ancien, trahissait la présence de l’employé le moins cher de la place des Supplices.

Yenepha marmonna un salut encore ensommeillé, suspendit sa cape à la patère la plus proche, rejoignit la chaise haute à proximité de la source de chaleur locale et commanda sa boisson favorite.

« Avec ou sans sucre ? » lui répondit une voix qui n’avait rien à voir avec le ton lugubre de l’habituel serviteur désincarné.

Shushu sorti de sa boîte, c'était une petite femme à la chevelure carmin, porteuse des attributs des adorateurs de la Maîtresse des Compresses et couverte de stigmates, qui s’était adressée à elle, en lieu et place du discret Camille. Instylena, un autre Doigt, membre de l’Enseigne du Trèfle.

« Du lait, peut-être ? » ajouta l’Eniripsa aveugle qui ne pouvait apercevoir — tout juste imaginer — la surprise de sa collègue.

Cette dernière se frotta une joue, reprit contenance et répondit aux deux questions, s’étonnant — avec ravissement — de la présence du Compagnon derrière le comptoir.

« Il faut bien s’assurer que la boutique tourne. » se contenta de lui répondre l’autre en préparant la commande de sa cliente.

Le café prêt, Instylena en servit une tasse fumante à l’accoudée — sans rien renverser du contenu de sa cafetière, notez bien — et disposa, à proximité de celle-ci, de quoi atténuer l’amertume du liquide aux arômes torréfiés.
Sa tâche accomplie, Celle-qui-ne-voyait-plus se remit à son exploration des compartiments scellés du comptoir. De l’un d’entre eux, elle tira un sac — plutôt qu’une bourse — qu’elle souleva et déposa sans précaution sur le long plateau poli par l’usage. Au bruit et à la force de l’impact, Yenepha devina que son contenu était relativement lourd.

« Ta part, lui indiqua nonchalamment le Compagnon du Trèfle. Ta toile s’est bien vendue, en dépit du très faible nombre de participants aux enchères. »

La petite femme désigna un pan de mur voisin et ajouta :

« Une reproduction miniature devrait bientôt être suspendue par-là. Non pas que je puisse y voir grand-chose, mais… »

Elle haussa les épaules.

« Ça fera causer les clients. »

La tenancière du matin poussa la besace en direction de l’Acolyte de son Enseigne et retourna à ses affaires après avoir mandé Camille.

L’ectoplasme ne se fit pas attendre, se matérialisant à l’appel de l’ailée désabusée à qui il apporta un chaud manteau. Instylena quitta l’établissement, guidée par sa canne aussi blanche que bavarde, laissant à Yenepha le loisir de découvrir le contenu massif de la musette.

Son café mis de côté, la blonde ouvrit le contenant de toile et en extirpa trois lingots d’argent. Tout au fond du sac, ses doigts se refermèrent sur un fin rectangle de carton. Yenepha trembla.
De froid ? D’excitation ? De soulagement ? Elle seule le savait.

Vivement, elle tira l’objet de son obscure prison et le scruta avec attention. Il s’agissait d’une carte à jouer.
Un, deux, trois… Quatre. Cinq. Et… Non, bien plus qu’une carte à jouer, c’était un...