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Les Valets Noirs

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Message par Le Valet Noir 26.01.22 17:32

Les Valets Noirs Les_va17
 
Les Valets Noirs Lesdeu10
 
Un petit chemin de terre quittait la Route du Roi, serpentant en pente douce à travers les pins. Sur quelques lieues, la marche était agréable, mais devenait vite pénible pour qui n’y était pas habitué. Un épais fouillis végétal, où épineux et aubépines proliféraient, avait envahi la fin du sentier. Quelques habitués, cependant, s’étaient tracé une voie, discrète et sûre, à travers les barbelés de Sadida. Une fois passés le roncier et les broussailles, les visiteurs se retrouvaient au pied d’une porte. En la franchissant, on arrivait dans une unique salle sombre, taillée dans une pierre noire et volcanique. Deux vitraux bleutés, de part et d’autre de l’entrée, modulaient le peu de lumière qui pénétrait dans ce qui avait jadis été une chapelle. Ancien lieu de prière dédié à un être innommable, la Couronne d’Amakna en avait fait pendre les cultistes et laissé l’endroit à l’abandon. C’était, depuis lors, l’une des caches du Pique. La plus éminente de ses représentants y faisait son sermon depuis l’autel au pourtour ciselé, figurant une grande lessive organisée par quelques villageois.
 
« Y a pas plus simple, Chouchou. Je chipe le caillou, tu trouves à qui le refourguer et le jour est tué. Mmh ? »
 
La prêcheuse pencha sa tête sur le côté, dans un tintement de grelots. L’unique fidèle qui assistait à l’office, assis sur un banc de pierre au premier rang, triturait un valet de trèfle entre ses doigts fins.
 
« Mmh… Le plan est simple et efficace, mais Xélor joue contre nous, Arlène. Peut-être puis-je convaincre nos créanciers d’un délai supplémentaire ? Dans tous les cas, il nous faut agir vite. »
 
Sans élan, mains jointes, l’arlequine sauta par-dessus l’autel et se réceptionna de l’autre côté. Elle traversa la courte nef et s’adossa à la porte d’ébène dont les années effaçaient lentement les moulures d’autrefois qui représentaient encore partiellement des vignerons brûlant leurs champs et brisant leurs tonneaux.
 
« Alors dépêchons ! On se retrouve ici dans cinq jours, moi avec la breloque et toi avec le chaland ? »
 
L’argentier s’était lui aussi levé pour faire face à sa complice. Il s’était appuyé contre un pilier au chapiteau sculpté de créatures infâmes, expulsées du Sous-Monde et égorgeant tant les paysans que les bourgeois.
 
« Pas ici, c’est trop loin. Retrouvons-nous à l’orphelinat, je ferai en sorte que l’endroit soit sûr. »
 
Les Valets Noirs Toutes10
 
Tout s’achète, tout se vend, pour le plus grand plaisir des adeptes d’Enutrof. Tant qu’il y a de la vie, il y a de l’espoir et tant qu’il y a de la demande, il se doit d’y avoir de l’offre.
 
La colère, l’envie, la paresse, et bien d’autres joyeusetés encensées par quelques divinités mineures alimentent un marché opaque aux eaux turbides, voire morbides. Il est aisé de désirer ardemment une chose y étant proposée à la vente, mais il faut l’être — aisé — lorsqu’il s’agit de se l’approprier. Heureusement pour certains, et malheureusement pour d’autres, on trouve toujours un arrangement lorsque l’on prend la peine de bien chercher, et de racler les fonds de tiroirs.
 
La Nuit et le Brouillard, une obscure et non moins légitime secte d’assassins au service du culte de Sram, officiait ainsi pour le compte des aigris de tout poil, des jaloux invétérés, des arrivistes impatients et des collecteurs de dettes contrariés. Contre une offrande significative au Nuisible Invisible, ses adeptes mettaient leur expertise à disposition de quiconque en faisait la demande. Certains auraient tué père et mère pour profiter de la vie, ainsi les assassins leur proposaient-ils d’éviter d’avoir à se salir les mains en échange d’une diminution substantielle du train de vie escompté.
 
Présentement, au sein de la cathédrale des racines, l’heure n’était pas tant à la captation d’héritage qu’à celle de la revanche : selon ses occupants, il n’y avait pire affront que celui d’une croyance bafouée. Le sacrilège dont leur Église venait d’être victime se devait de trouver réparation, et cela passerait conjointement par la récupération du bien dérobé et le trépas de l’hérétique coupable.
 
« Taillons notre arbre et coupons cette branche pourrie pour retrouver nos racines ! fulminait l’un des dévots de Sadida.
— Oui, renchérit une autre avant d’interpeller le maître des lieux. Grand prêtre, faisons appel aux Sécateurs !
— Un tel outrage ne peut rester impuni !
— Nous sommes prêts à guider les assassins, pour le Père des Arbres !
— Votre engouement me touche au plus profond de mon âme, les félicita l’homme d’église. J’accepte vos suppliques. Que l’on mande la Nuit et le Brouillard ! Pendant ce temps, je sonderai les rêves des environs et remonterai la piste de cette Arlène Kwinzel. »
 
~~~
 
L’Arlène en question avait cheminé à vive allure, avec comme seul objectif de mettre le plus de distance possible entre elle et ses récentes victimes.
 
Les joues gonflées par l’effort, le front dégoulinant de sueur et de poudre de riz, elle s’efforçait à grand-peine de ne pas ricaner. Le petit bois qui abritait la cathédrale des racines avait disparu derrière elle depuis plus d’une heure, masqué par le relief environnant, et la route qu’empruntait l’arlequine du Pique était déserte. A cette heure-ci, elle ne rencontrerait personne et n’aurait pas à composer avec l’affluence des jours de marché. Le soleil se lèverait dans une poignée d’heures, ce qui lui serait amplement suffisant pour atteindre le deuxième village sur son trajet. Là-bas, elle pourrait se reposer un petit moment, et repartirait dans la foulée, de ce pas alerte et primesautier qui était le sien.
 
~~~
 
Appariés, la Racine s’était acoquinée avec la Nuit et le Brouillard. Qui au service de Sadida, qui au sévice de Sram, des binômes entouraient le grand prêtre de la cathédrale souterraine. La voix de l’homme de foi, vibrante de colère, résonnait en ces lieux sacrés :
 
«… lui reprendre le rubis et de l’éliminer. Vous avez été dotés d’armes qui vous accompagneront dans l’Éther, servez-vous-en. Nos fidèles vous guideront dans votre tâche, tel que cela a été décidé. »
 
~~~
 
Force fut de constater qu’Arlène s’en tint à son programme, s’offrant même le luxe d’un repas chaud et d’une cruche de bière de piètre qualité à la mi-journée. Elle repartit en début d’après-midi, bien décidée à rallier la prochaine étape de son voyage de retour d’ici la tombée de la nuit, quitte à presser le pas en jouant des grelots. Hélas, la présence d’une encombrante caravane de marchands lui fit revoir ses ambitions à la baisse et l’incita à réaliser un détour.
 
Le lendemain, elle parvint à rallier la bourgade qu’elle visait : Mireplêt, une commune maraîchère dont la réputation des petits pois n’était plus à faire. Plutôt que de gaspiller ses économies dans une chambre d’auberge, la tintinnabulante décida de passer la nuit dans l’un des vergers qui ceignaient le bourg. Plus tôt, elle y avait aperçu quelques cabanes à outils qui lui offriraient autant le gîte que la tranquillité.
 
~~~
 
Un serpète en guise d’écharpe, juchée sur le dos d’un sanglier entouré d’une vingtaine de ses pairs, Arlène galopait joyeusement en direction d’une toile d’arakne géante. Un galop joyeux, certes, mais également précautionneux car il ne soulevait pas le moindre nuage de poussière, n’en déplaise au plumeau qui constituait le semblant de sol sur lequel toute cette belle compagnie évoluait sans se tracasser du qu’en-dira-t-on et des ragots.
 
Le tableau aurait été idyllique si une horde de Nomoons furibards n’avait pas déboulé pour se jeter sur les porteurs de groins aux défenses affûtées. Quelques papillons jaillirent lors de l’impact, le fracas se mua en une cacophonie de cuivres sortis d’on ne sait quel nuage voisin et une foule en délire surgie du néant se mit à scander le nom de la rêveuse.
 
« Arlène ! Kwinzel ! Arlène ! Kwinzel ! »
 
Les spectateurs, ivres de joie, hilares et vindicatifs hurlaient en direction de l’arlequine. Certains la pointaient du doigt, se hissant sur la scène où elle se tenait désormais. Des sangliers, du serpète et des nomoons, il n’y avait désormais plus la moindre trace, mais cela n’empêchait pas le subconscient de l’agent du Pique de dévider sa bobine à billevesées.
 
Deux des spectateurs, l’un poilu comme pas deux et l’autre maigre comme un clou, se ruèrent en direction de l’Arlène gloussante. Le second percuta lourdement la dernière tandis que le premier lui criait fébrilement quelques recommandations incompréhensibles. L’impact du choc projeta la rêveuse sur le plancher lustré. Déjà remis sur ses appuis, son assaillant venait de défourailler deux lames luisantes, l’air mauvais. Quelques likrones, effrayées par cette attitude pour le moins belliqueuse, s’égayèrent depuis les grelots de l’attaquée en poussant des hennissements courroucés.
 
« Le Rubis ! vociférait le poilu qui se dandinait sans savoir quoi faire de ses dix doigts. Prenez-lui le Rubis ! »
 
Le malingre, toujours campé dans sa posture de combat, détaillait l’arlequine sans oser passer à l’assaut.
 
« Elle ne l’a pas ! répondit le surineur. Je ne le vois pas ! »
 
La mention de la pierre était tout ce que cette dernière semblait attendre pour se rappeler au bon souvenir de la rêveuse. L’Arlène avait bel et bien senti une présence aussi massive qu’inconfortable dans l’une de ses poches au cours de sa chevauchée porcine, mais elle n’y avait guère fait attention, trop occupée qu’elle était à profiter de l’air qui fouettait son faciès hilare. Désormais, elle tenait dans l’une de ses mains gantées le Rubis Fertile fruit de ses rapines.
 
« Marrant, ça, s’amusa-t-elle en regardant benoîtement la pierre précieuse.
— C’est lui ! s’égosilla le type à la pilosité abondante. C’est le Rubis ! Récupérez-le ! »
 
Il n’en fallut pas plus au freluquet pour se jeter sur leur hôte. D’un revers de lame vicieux, il taillada la poitrine de l’arlequine. Celle-ci poussa un cri, et recula de quelques pas, surprise autant par la douleur que par la tournure de son rêve.
 
« Le Rubis, Kwinzel. Donne-le-nous ou t’y passes, menaça l’égorgeur.
— De quoi ? s’étonna sincèrement l’ingénue avant de subir une nouvelle morsure de l’acier manié par son adversaire.
— Autant se servir sur ton cadavre. De toute manière, si tu ne crèves pas ici, ce sera dehors. Tu ne le sais pas encore, mais tu es déjà morRRRMPF ! »
 
L’insolent personnage venait de recevoir l’objet de sa venue en plein dans les dents et, rêve ou non, lorsque l’on se prend près d’un millier de carats dans les chicots, on a tendance à ne pas trop ouvrir sa bouche. Déjà parce qu’elle est bien pleine et, surtout, parce que ça fait un mal de chienchien ! Tout respect envers la gent canine considéré, bien évidemment.
 
Le sable d’une arène recouvrit bientôt les lattes de bois de la scène, déversé de la carriole d’un marchand joueur de pipeau, et l’édenté, plus occupé à cracher ce qui lui restait de râtelier qu’à se méfier de son adversaire, ne tarda pas à retourner mordre la poussière sous les coups de pieds et de talons outrés de la propriétaire des lieux.
 
Voyant son binôme en mauvaise posture, le pileux se porta à son secours en prononçant une série de syllabes dénuées de sens. Lorsqu’il entra en contact avec le passé à tabac, tous deux commencèrent à perdre en substance sous le regard incrédule de l’arlequine.
 
Bien vite, une farandole de Crocodailles couverts de plumes multicolores et de paillettes scintillantes vint arracher l’Arlène, Rubis Fertile en main, à sa contemplation du vide laissé par les deux étranges visiteurs.
 
« À-À-À la crocodaille ! » chanta-t-elle en entrant dans la danse onirique qui la mènerait droit vers un bassin de fortune couvert de nénuphars géants sur lesquels rebondissaient des comètes ambidextres.
 
~~~
 
À son réveil, une douleur tenace fit sauter les envies de petit-déjeuner d’Arlène. Ses vêtements étaient tachés de sang et, craignant de s’être blessée sur l’un des outils présents dans la cabane, la fugitive s’enquit des raisons de pareilles estafilades. A sa grande surprise, ses investigations ne débouchèrent que sur davantage d’interrogations : rien dans le réduit n’aurait pu causer ce type de lésions.

C’est circonspecte et un brin inquiète que le Valet de Pique se remit en route, se coulant dans le Monde comme un nœud autour du cou d’un condamné à l’échafaud.
 
~~~
 
Lorsque revinrent la nuit et la fatigue des lieues avalées durant la journée, à défaut d’un repas suffisant, Arlène fit une halte qui aurait fait gémir de soulagement plus d’un pied ampoulé. L’agent du Pique s’écroula entre deux buissons et sombra dans un sommeil qu’un observateur extérieur — fort peu au fait des derniers événements en date — aurait pu penser réparateur.
 
Si les premières heures de ce repos mérité permirent à l’arlequine de dériver le long de différentes strates oniriques, les suivantes ne l’entendirent pas de cette oreille. Toute considération faite qu’elles n’en aient jamais possédées, des oreilles.
 
~~~
 
Cela commença par des cris, au loin, et l’irruption soudaine d’un barbu au faciès familier au côté d’une Arlène occupée à tricoter un nuage à l’effigie d’une poire de Mécanomouth. La chose était amusante en cela que la rêveuse n’avait jamais croisé de Mécanomouth. Les voies de l’Éther sont bien mystérieuses, à défaut d’être impénétrables.
 
Mais revenons-en au pileux personnage !
 
Aussitôt l’arlequine rejointe, le poilu tira frénétiquement sur un fil rouge enroulé autour de l’une de ses mains et, en moins de temps qu’il n’en fallut pour s’écrier : « SALADROPINEMBROUETTE », le maigrelet osseux de la nuit passée fit son apparition, toutes dagues dehors.
 
« On s’connaît ? » hasarda l’Arlène, alors que le tueur se jetait sur elle dans le but affiché de la larder de coups de lames effilées.
 
L’opération tourna vinaigre lorsque l’arlequine entreprit de se servir de ce qui lui tombait sous la main pour rendre la monnaie de sa pièce au malappris. Néanmoins, les mouvements de l’assaillie se trouvèrent handicapés par quelques douleurs tenaces qui l’avaient suivie jusque dans son subconscient. Çà et là, les plaies qui avaient passé la journée à la tourmenter béaient et déversaient ce qui avait tout lieu d’être de l’hémoglobine onirique.
 
« T’peux pas gagner ! cracha l’assaillant en évitant un bouquet de fleurs aux épines acérées. On t’aura, tôt ou tard. Si c’est pas cette nuit, ce sera la suivante ! Même si j’parvenais pas à te… OUF ! Même si j’te plante pas ici, tu mourras d’épuisement après quelques nuits de ce traitement. »
 
L’affreux ponctua sa déclaration d’une feinte suivie d’un revers de son couteau luisant, ripant contre la hanche de l’arlequine. Cette dernière gémit et, le souffle coupé, se réveilla. En sueur, elle palpa son corps meurtri et hoqueta lorsqu’elle y découvrit une plaie de plus le long de sa hanche endolorie. Magie ou pas, la situation puait. Ne souhaitant pas tenter Rushu, le Valet de Pique fit une croix sur sa halte nocturne et se remit en route, évitant les routes.
 
~~~
 
Lorsqu’elle s’endormit à nouveau, il ne fallut pas longtemps à Arlène pour voir réapparaître les deux terreurs nocturnes.
 
« Alors, Kwinzel ? C’est ce soir que t’y passes ? l’apostropha le surineur tandis que son comparse poilu filait se réfugier, sans demander son reste, derrière la paire de lacets d’une botte trouée géante.
— C’est ton arme qui pique aussi bien ?
— Jette-toi dessus et t’auras la réponse ! »
 
Contre toute attente, c’est exactement ce que fit l’arlequine. Ou entreprit de faire car, dépassant de façon inattendue son adversaire d’une cabriole, elle se porta à la hauteur du planqué couvert de poils.
 
« Au secours ! s’époumona celui-ci à l’adresse de son acolyte.
— Ben alors ? On a peur de se perdre ? grinça l’acrobate du Pique en se saisissant de la ficelle écarlate auquel se cramponnait l’apeuré chevelu.
— N’y touchez pas ! glapit ce dernier. N’y touchez pas ! Il haletait. A l’aide ! »
  
Le maigrichon se rua sur sa cible tintinnabulante, mais il hésita lorsque celle-ci brandit entre elle et lui la cordelette rubiconde. Sa stupeur causa sa perte car, en un battement de cils — ou en une éternité, qui aurait pu le dire, exactement ? —, Arlène fut sur lui. Trop proche pour qu’il se dégage d’un ou deux coups de surins, trop vive pour qu’il la perfore d’une inversion du poignet, l’asticoteuse se servit du filin à sa guise : l’embobinant d’un côté, puis de l’autre, elle joignit une main squelettique à un coude décharné, alors que le touffu et le maigrelet l’implorait et l’invectivait respectivement. Mains liées et bras tordus, l’assassin onirique se vit délesté de ses instruments de mort.
 
« C’est ça qui pique aussi fort ? lui redemanda l’arlequine en pointant la dague sous la mâchoire du surineur qui se débattait vainement.
— Va te faire f…
— ‘ne nuit. » conclut la propriétaire des lieux en enfonçant l’arme dans la caboche du grossier personnage.
 
Le type disparut, ses liens écarlates également et son compagnon ne tarda pas à faire de même.
 
Cette nuit, Arlène parvint à se reposer. Au petit matin, transie de froid, percluse de courbatures et les plaies à vif, l’acrobate du Pique se réveilla et découvrit qu’elle serrait entre ses doigts gantés la dague de son agresseur.
 
S’agissait-il d’une de ces armes éthérées, capables de frapper là-bas, dans les songes, et de voir leurs victimes expirer ici, dans le monde matériel ? Assurément, cela expliquerait bien des choses et, premièrement, la raison des blessures qui marquaient son corps et la vidaient de ses forces à mesure que les journées passaient.
 
Un outil tel que celui qu’elle tenait entre ses mains ferait le bonheur de n’importe quel raccourcisseur de vie. Assurément, il s’agissait d’un objet précieux, dont la seule existence méritait qu’on se batte pour elle. En la possession d’un coupeur de gorge expert, pareil artefact pourrait causer la ruine de plus d’un empire.
 
C’est donc tout naturellement qu’Arlène jeta l’arme au fond de l’eau croupie d’une mare forestière, avant de reprendre péniblement son périple.
 
~~~
 
La nuit suivante fut plus calme, peut-être même trop, mais d’autant plus appréciée qu’elle précédait une tempête des plus malvenues. Attend-on seulement la moindre tempête avec impatience ? Ne répondez pas, nul ne vous lit, et revenons-en à nos bouftons.
 
Cette fois, ce ne fut pas un couple d’intrus qui s’aventura dans les tréfonds de l’esprit malade de l’arlequine, mais bien trois : un quart de douzaine de poilus peu assurés et tout autant d’individus aussi secs que manieurs d’armes du même acabit que celle qui l’avait frappée quelques rêves plus tôt.
 
Arlène était dos au mur, littéralement. Derrière elle s’élevait une paroi de gelée citronnée, devant elle se rapprochait le trio de tueurs oniriques. L’agent du Pique tremblait, alors que ses bourreaux réduisaient prudemment la distance qui les séparait encore, elle et eux.  Ses plaies n’avaient pas été correctement nettoyées, et encore moins pansées. Son état de fatigue se ressentait jusqu’ici, en son for intérieur, et se répercutait sur la stabilité des éléments du décor qui abritait ses dernières errances fantasmagoriques. L’arlequine tremblait, donc, mais point de fièvre. Quelques pas et cette nuit s’achèverait, ou se prolongerait éternellement — elle n’était pas très au fait de ce qui se passait… « après ». Elle tremblait, oui. De rage et d’exultation mêlées.
 
Levant un index impérieux, sa posture suscita la méfiance des intrus.
 
« Ici, c’est chez moi ! »
 
En guise de réponse, tous trois se ruèrent sur elle.
 
« Dans mes rêves, c’est MOI qui décide ! »
 
Tout alla très vite. L’un des assassins fut happé par une médugivre jaillie de la gelée en perpétuel mouvement. Un autre finit écrasé après avoir été battu comme plâtre par un titanesque sceptre couineur en caoutchouc bicolore. Le sort du dernier fut trop horrible pour ne serait-ce que songer à l’évoquer. Argh.
 
Une nuée d’autres intrus fit son apparition lorsque les trois poilus rendirent gorge, pas un ne parvint à réchapper de l’ire éthérée de la colérique atterrée. Qu’on veuille souiller son jardin secret, passait encore, mais qu’on s’y prenne aussi mal pour faire, ben… Le mal, justement, voilà qui défrisait Arlène ! Oh, il fallait faire un exemple, et ces parasites lui paraissaient tout désignés. Les vies des uns étaient passées au fil de l’imagination de l’autre. La retraite des meurtriers était systématiquement coupée lorsque leurs guides chevelus étaient — définitivement — mis hors d’état de rêver, à l’exception d’un seul. Certains passeraient leur vie à errer dans les méandres de son esprit, privés de ces armes éthérées qui faisaient leur force onirique, incapables de regagner leurs corps qui, même s’ils étaient confiés aux bons soins des leurs, ne seraient plus que des coquilles vides et inanimées dans l’attente de retrouver leurs hôtes.
 
~~~
 
Lorsqu’il ne resta plus un envahisseur autre que l’heureux veinard retenu sous une masse informe constituée de chaussettes, de biscuits pour kanigrous et d’élastiques à cheveux, l’arlequine du Pique se saisit de l’indécrottable fil rouge qui liait, il y avait encore quelques minutes — ou heures, elle n’en savait rien et, à vrai dire, elle s’en fichait éperdument —, le disciple de la Racine à celui de l’Ombre et du Brouillard. Triturant la chose, jouant avec, allant même jusqu’à entreprendre de la détresser, Arlène mit au jour un fil-maître, couleur sève, au sein même de la ficelle rougeâtre. L’acrobate sourit et tira dessus, alors que gémissait l’infortuné Sadida sous le poids de ses regrets et de son échec.
 
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« Mes chers frères, mes chères sœurs, graines de vent porteuses de la parole du Maître des Poupées ! Cette nuit, j’ai fait un rêve… »
 
Ce sermon prononcé devant l’autel de la cathédrale des racines résonnait d’une ferveur toute nouvelle pour l’assemblée de sectateurs réunis.
 
« Il nous faut accepter, il nous faut pardonner, il nous faut aller de l’avant. Notre relique, aussi précieuse soit-elle, ne nous reviendra pas — je l’ai vu, de mes songes vu — car c’est là la volonté de Puissances qui nous dépassent, mais qui, dans Leur infinie générosité, ont doté ce monde d’autres artefacts dépositaires de Leur sagesse. Un Rubis fertile a été perdu, oui, mais notre foi éprouvée n’en est que plus renforcée ! »
 
Les fidèles murmuraient entre eux, interloqués.
 
« Cette relique n’était peut-être pas celle qui devait le plus nous convenir et, si les Douze ont décidé de nous en séparer, il serait vain d’insister davantage. A moins de désirer encourir Leur colère. »
 
Son sermon terminé, l’adhésion de ses ouailles obtenue, le grand prêtre ne put s’empêcher de repenser aux armes éthérées qu’il avait retrouvée plantées autour de sa couche rituelle à son réveil : soit l’arlequine était revenue se glisser à ses côtés la nuit passée, soit elle avait trouvé un moyen de remonter jusqu’à lui. Dans les deux cas, il avait saisi le message et la laisserait désormais tranquille. Arl… Comment s’appelait-elle, déjà ? Son nom lui échappait étrangement, tel un filet d’eau entre les doigts… D’aucuns diraient « comme les souvenirs d’un rêve qui s’estompent au réveil ».
 
Les Valets Noirs Lamauv10
 
Au cœur du vieux Brâkmar, il était une façade à la lanterne rouge. Une maison de plaisir comme la cité en comptait beaucoup, à ceci près qu’elle était la propriété d’un disciple de la Grande Ombre, Pierre Belle-Liche. Une main décharnée, une moustache classieuse et surtout une grande renommée dans le métier étaient ses principales caractéristiques.
 
Ses deux visiteurs du jour, l’un chapeauté d’un feutre bleu, l’autre d’un couvre-chef mauve, n’étaient pas venus profiter des distractions qu’offrait le commerçant — bien qu’ils fussent clients de l’établissement. Ils étaient à la recherche d’informations que Pierre semblait en mesure de leur fournir.
 
« J’en discerne un, pour sûr, qui en possède une sacrée paire, ici, dans la cité, révéla un homme à la voix modulée.
Il a les deux au même endroit ? S’esclaffa le gaillard en mauve d’un timbre grave.
— Le souci des savants acerbes, c’est qu’ils ont assez peu d’amis. L’autre souci, c’est que jamais il ne vous les cèdera, même à bon prix, répondit la première voix en lustrant sa fine moustache d’une main décharnée.
— Tant mieux, je n’ai pas de quoi les acheter. Conduis-nous chez lui, conclut une troisième voix qui appartenait au Valet de Trèfle. »
 
Délaissant les odeurs de parfum et d’encens du lupanar, les trois hommes s’étaient faufilés dans les ruelles, à travers les effluves de pisse et de soufre qui trouvaient leur origine dans le paysage volcanique de la cité pour les unes, et dans les nombreux débits de boisson privés de plomberie pour les autres. Un quart d’horloge plus tard, ils se trouvèrent nez-à-nez avec une porte close. Le heurtoir en avait été bâillonné, noué d’un épais linge, signe que le propriétaire des lieux préférait la quiétude aux visites impromptues.
 
La main osseuse du guide se risqua à frapper à même le bois. Ceci ne semblant produire aucun effet, on réitéra l’expérience.
 
« Qu’est-ce que c’est ?! Interrogea une voix acariâtre depuis l’intérieur.
— Professeur, nous souhaiterions discuter avec vous céans, reprit le disciple de Sram.
— Foutez-moi le camp ! »
 
L’argentier du défunt Valet Noir glissa une bourse replète dans le creux osseux de la main de son guide.
 
« Merci, Monsieur Belle-Liche, pour votre aide précieuse. Nous n’allons pas abuser de votre temps plus que nécessaire. Votre établissement vous attend, je le sais bien. »
 
La bourse disparut sous la tunique verte de l’entremetteur avec naturel et rapidité. L’adepte de Sram s’inclina largement devant ses généreux donateurs et reprit sans délai le chemin de son bordel. L’agent de la Main se retourna alors vers le mage qui l’accompagnait et qui, de nombreuse fois, avait su lui venir en aide dans les rues brâkmariennes.
 
« Bon, on ne va pas y passer la nuit. Garry, tu es mage. Franchir une porte, ça doit être à ta portée.
— Kalirr, la magie n’a pas réponse à tout. Je ne connais pas de sort qui puisse déverrouiller une porte.
— Alors ne la déverrouille pas. »
 
L’huis se désolidarisa de ses gonds et vola à travers la pièce, se brisant contre un vaisselier. La forme ombrageuse du Valet de Trèfle se découpait dans l’interstice ainsi créé. Le savant, quant à lui, semblait avoir pris la fuite.
 
« Garry, retrouve-le avant qu’il n’appelle des secours. » commanda l’Osamodas avant de s’engager vers l’étage de la maison.
 
Quelques minutes plus tard, il redescendit et s’étonna de trouver Garry Goudini patientant près de l’entrée ajourée.
 
« Il s’est enfui ?
— Non Kalirr, il… Il était derrière la porte.
— Ah, hoqueta l’homme en bleu en remarquant le sang sur le vaisselier. Bon, les Orbalantyrs sont bien là-haut. Tu fais livrer le premier Chez Kino et trouve-moi quatre bras pour m’aider à transporter le second. »
 
~~~
 
L’orbe avait perdu de son sombre éclat, dû au reflet de la pâle lueur d’une lampe à huile sur l’obsidienne ciselée. Il brillait de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, d’une lumière pure et intense que seuls les praticiens de l’huppermagie savent si bien créer. Au centre de ce halo, parmi les émanations occultes, ondulait le visage raffiné d’un fervent de la déesse archère.
 
« Je suis arrivé dans la cave de ce Kino. Qu’attends-tu de moi ? » s’enquit la figure aux yeux perçants de sa divinité.
 
Face à la sphère enchantée, enveloppé dans les ombres, le fin minois d’un jeune homme annonçait le ton grave de la situation. Éclairé par une simple lampe, la fatigue et l’anxiété s’étaient chargées de son maquillage. Ses yeux noisette étaient cernés de noir, sa peau, sans être fardée, était blême et ses lèvres roses, par endroit, avaient été mordillées. Jamais son corps n’avait, à ce point, trahi son état d’esprit. Pourtant, dans la voix du maître des finances de la Main du Valet Noir, résonnait encore toute sa détermination.
 
« Tu vas dépêcher mes connaissances fiables à Brâkmar. Tu n’en épargneras pas une. Tu as de quoi noter ? Bien, alors écris : Mathias Baune, Georges Méliesse, Gaël Hique, Thibault Delaire, Yen Effer, Blondel Kastel, Ertom Etibus, Blanche Dénamur. Garry t’aidera à les trouver. Fais courir le bruit, dans ce petit monde de l’entre-soi, que bientôt sortira des ombres un joyau à la beauté sans pareille. Un rubis ancien aux pouvoirs conférés par le grand Sadida. Laisse infuser et diffuser, attends patiemment chez notre ami Kino. Note les noms de tous les acheteurs qui se manifesteront, je te recontacterai grâce à l’Orbalantyr. Agis rapidement. »
 
Sans qu’aucun mot ne soit ajouté, la danse des couleurs envoûtantes du globe s’était évanouie comme on souffle la flamme d’une bougie.
 
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Kalirr était redescendu dans les profondeurs par le même chemin que la première fois. Il avait passé le nocher, l’Ouginak tricéphale, la salle du Tar Taré et des Chants Déguisés pour se retrouver dans la bibliothèque du Prince. Henri Adèsse, ancien maître voleur, s'était reconverti en maître chanteur et collectionnait les histoires de bandits qu’il mettait en vers et en musique.
 
Son activité était des plus lucratives, si bien que le Valet de Trèfle, pour secourir une Main agonisante, devint son débiteur. En ce soir de javian, il se présenta à lui. 
 
« Monsieur, monsieur, monsieur ! En d’autres circonstances, nous aurions eu plaisir à vous porter assistance. Si vous étiez venu avec quelques nouvelles, des récits à mettre en vers ou en ritournelle. Hélas, nous craignons justement que votre histoire ne soit plus qu’une simple mélopée sans auditoire. » discourait un grand type à la tignasse blanche et filasse, une plume encrée calée derrière l’oreille.
 
« Des histoires, cher Prince, il y en a tout un tas sous mon chapeau. Je vous en offrirais volontiers, et avec les plus fins détails, mais il me faudra du temps pour vous narrer tout cela. Aussi, pour que nous puissions profiter de ce temps, il me semble nécessaire d’allonger la durée de notre accord. Je ne peux vous rembourser à l’heure dite, mais laissez-moi une semaine de plus et convenons d’une allonge supplémentaire de quelques milliers de kamas ? » reprit le jeune Valet de Trèfle dont l’urgence de la situation n’avait en rien changé l’élégance habituelle de son costume bleu-nuit, de ses souliers vernis et de son inséparable chapeau à plume.
 
« Mais vous êtes sans cartes en main, nous le craignons. L'âme Noire brûlée du plus grand compagnon, nous avons toute la matière nécessaire pour écrire la fin sans jouer les faussaires. Votre Main balayée est un triste dommage, mais bien moins palpitant que ce mythique hommage. Votre avenir compromis n'a plus de valeur, résignez-vous, c’est la chute des Doigts voleurs. Qui plus est, le sous-monde des brigands s'agite, nous avons besoin de recouvrer, au plus vite, les fonds que vous devez ou serez abattu. Puisque Nous, Prince des Poètes Sans Vertus,  n’entretenons pas notre cour verbiageuse par une corne d’abondance avantageuse. » pérorait le maître des lieux en arpentant la longue pièce, passant son doigt sur la reliure des nombreux ouvrages qui s’entassaient sur les hautes étagères.
 
« Il me semble, cher Prince, que… » voulut répondre Kalirr sans pouvoir, cependant, poursuivre plus loin son argumentaire, coupé net dans son élan par la main levée du seigneur et maître des rimes riches.
 
« Là s'arrête le chant. Payez à l’heure dite, en kamas sonnants ou en flots d'hématocrites. Quand minuit sonnera, si la somme n’est pas là, vous passerez de la vie en bleu à trépas. Je suis assuré qu’il existe en ce monde, quelques richissimes personnages immondes qui seront prêts à payer pour votre carcasse, remboursant ainsi l'emprunt qui vous embarrasse. Partez, ne revenez qu’avec la somme entière ou quittez ces lieux sans un regard en arrière. » acheva le Prince des Poètes, démontrant que, de vertu, il n’y avait guère dans son antre.
 
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Les pieds agiles du jeune disciple de la Grande Chasseresse dévalaient quatre à quatre les marches poussiéreuses de l’escalier en colimaçon. Le jeune homme, à l’allure soignée et à la tenue bigarrée, déboula dans une longue pièce mal éclairée, passa le long des tables agencées comme dans un réfectoire et arriva au comptoir de Chez Kino.
 
Le propriétaire éponyme, qui mâchouillait béatement son mégot en attendant le chaland, avait prêté sa petite remise au complice du Valet de Trèfle, en souvenir de leurs accords d'antan et, surtout, d’une intéressante promesse au goût métallique et au teint doré.
 
« Y’a vôt’e o’be à ton d’lyre qu’ô couine eud’puis un moment. J’vô l’ai rangé dans l’remise ent’e l’gnôle pis l’Blanc. Annonça le tenancier au faciès porcin.
— Trop aimable, ajouta le jeune homme en se dirigeant vers la remise en question. »
 
Dans la petite pièce, l’objet de communication luisait d’un éclat vif. Le dévoué à Crâ y posa la main et un homme, tout de bleu vêtu, fit son apparition au centre de l’Orbalantyr.
 
« Quand même ! Tu fais du tourisme, Victor, ou ta montre est cassée ? S’impatienta Kalirr.
— Un contretemps dans la rue des tripiers, j’ai dû contourner par la voie des abats et l'allée des embrouilles. Expliqua l’autre.
— Bon, quand tu m’auras fait toute la cartographie brâkmarienne, on passera peut-être à l’essentiel ? »
 
Il aurait — et de loin — préféré réciter le plan de la cité Pourpre et même l’annuaire, si cela avait pu lui éviter d’annoncer au trésorier de la Main du Valet Noir qu’aucun acheteur ne s’était manifesté pour l’heure. La plupart des alliés de l’organisation n’avait même pas pris la peine de recevoir le jeune Crâ tant la réputation des criminels encartés avait été entachée par la Triade Opaline et la manière dont ils avaient conquis la ville. En résumé, les amis du Valet Noir était devenus persona non grata dans la cité australe.
 
Le Valet de Trèfle ne manqua pas de tempêter avant d’enjoindre son complice à redoubler d’efforts.
 
Les Valets Noirs Unenui11
 
Une âme généreuse, par un don aussi important qu’opportun, avait vidé l’orphelinat Dancrage cette semaine-là. Tous ses petits résidents étaient partis — accompagnés de leur généreuse préceptrice — découvrir les joies des bords de mer astrubiens.
 
Seul le directeur de ce lieu de bienfaisance n’était pas du voyage. Il avait préféré le fauteuil capitonné de velours de son bureau aux bancs de sable fin et, en lieu et place d’océan, les clapotis dans son verre de Vinaigre des Quatre Voleurs imitaient celui de la marée — quoiqu’à un rythme plus soutenu.
 
Le glas n’avait pas encore sonné, minuit était encore loin.
 
Le Valet de Trèfle se leva lentement, poussa la porte vitrée qui séparait son bureau du grand hall et se dirigea nonchalamment vers les étages. Il vérifia les huis un par un. Portes, fenêtres, œil-de-moogrr, lucarnes, cheminées : chaque passage avait été méticuleusement obstrué.
 
Ils y parviendront quoiqu’il arrive mais, au moins, je ne leur aurai pas facilité la tâche, pensa-t-il en amorçant quelques pièges disposés entre les lits d’enfants.
 
Il fit de même au rez-de-chaussée et retourna s’installer dans son fauteuil. Minuit était toujours loin.
 
Quelques temps plus tard, le Valet de Trèfle avait terminé la rédaction de divers documents, tous cachetés de cire et ligotés par de petits bouts de ficelle. Il ne pensait pas que son savoir notarial et son expérience de clerc auraient servi pour pareille occasion et, surtout, si tôt.
 
L’homme déposa soigneusement chaque morceau de parchemin dans une cavité creusée sous le parquet de ce long bureau qu’il avait appris à affectionner et remboîta ensuite la latte de bois sombre par-dessus. Sur celle-ci, il tira la table basse qu’il avait déplacée auparavant.
 
L’argentier de la Main quitta son antre pour s’enfoncer dans la cave du bâtiment.
 
L’obscurité des lieux fut chassée par les quelques rayons blafards d’une lampe à huile. Sur son piédestal, au centre de la pièce, trônait un globe dont la surface écailleuse faisait penser à un œuf de crocodaille. Le maître du Trèfle plongea trois pièces d’or dans une petite coupelle, sous le piédestal, et fit pivoter trois figurines de bronze qui étaient disposées de part et d’autre de l’orbe. Ce dernier se mit à briller vivement.
 
De cette lumière intense qui inondait la pièce une voix émergea.
 
« Kalirr, tu m’entends ? Tu m’entends ?
— Oui.
— J’ai deux acheteurs potentiels, je les réunis demain soir chez Kino. Le premier à vingt-et-une heures et la seconde à vingt-trois heures. Tu pourras y être ?
— Non.
— Alors, que dois-je faire maintenant ?
— Dans mon bureau, à l’orphelinat, il y a une table basse. Sous celle-ci, une latte du parquet est désolidarisée des autres. Retire-la. Dessous, tu trouveras mon testament. Viens le chercher dans quelques jours si tu n’as plus de nouvelles de moi et porte-le au Lépreux Chauve, à Camille.
— Ton testament ? Mais pour quoi faire ? Tu pourras bien l’y porter toi-même ? Tu pourras…
— Adieu Victor. »
 
D’un geste de l’index, le Valet Bleu mit fin à la conversation. L’Orbalantyr reprit son apparence inerte et écailleuse et la pièce replongea dans sa pénombre abyssale.
 
Lorsqu’il regagna la surface, depuis le grand hall aux fenêtres calfeutrées, le jeune homme crut entendre un bruit à l’étage. Il se rua dans son bureau, attrapa une petite arbalète qui reposait sur un divan et débuta l’ascension de l’escalier.
 
Au sommet de l’orphelinat, dans le grand dortoir, un cri aigu et strident manqua de faire chavirer l’Osamodas qui atteignait la dernière marche. Fallait-il avancer ? Aller voir ? La couardise habituelle du disciple du Trèfle le disputait à un certain courage qu’il ne se connaissait pas, peut-être dû à une forme de résignation quant à son propre sort.
 
Il se risqua à glisser un œil derrière la porte, éclairant la grande pièce de sa lampe à huile. Une masse se dessinait dans l’ombre, arbalète en main, le Valet se mit en joug avant que le visiteur impromptu ne s’avance pour arriver dans le halo créé par la lampe.
 
« ARLÈNE ?!
— Coucou Chouchou. ‘sont marrants les joujoux des mioches », remarqua l’arlequine en écartant un piège-à-mulou du bout de la botte. 
 
~~~
 
En trois quarts d’heure, le Valet de Trèfle fit son affaire. Il avait répertorié, consigné et distribué tous les biens matériels — et quelques-uns impalpables — de son homologue du Pique, selon ses souhaits étranges et ses volontés absurdes qui, si elles venaient à être dernières, seraient exécutées par le fidèle Camille qui ordonnerait le partage. Le tout, accompagné du précieux rubis, avait rejoint les autres actes de succession, sous le parquet.
 
En trois quarts d’heure — les mêmes —, le Valet de Pique avait fait le tour de la bâtisse. Elle l’avait sommairement mesurée, cartographiée et dessinée sur l’un des murs du grand bureau — à l’aide d’une craie qui servait initialement à tracer la marelle. Son homologue du Trèfle avait dû, ensuite, écouter le plan soigneusement préparé.
 
Quand le scénario, aussi ingénieux qu’abscons, fut détaillé, la professeure interrogea son unique élève.
 
« Des questions, chaton ?
— Tu es sûre pour la partie avec le tire-bouchon ?
— Voui-voui ! Bien sûr, ce serait plus facile avec trouze kamètres de ruban de soie, six cartons humides et de la gelée de cubozoaire, mais ‘faudra faire sans. Autre chose ?
— Combien de chances pour qu’on s’en sorte vivants ? »
 
Le regard de l’héritière de Divad suffit à répondre à la question. Les chances étaient maigres, mais la fuite impossible. Les assassins étaient des maîtres pisteurs et les récentes blessures de l’arlequine combinées à la condition physique de l’argentier ne permettraient pas d’aller bien loin. Résignés, ils avaient fait le choix de se battre. D’une façon ou d’une autre, ils quitteraient cet orphelinat pour l’Externam, par le chemin le plus court ou celui le plus long.
 
~~~
 
Minuit sonna, le jour avait changé. Désormais, l’endetté avait un retard d’une minute dans le remboursement de son emprunt. Une minute de trop pour son créditeur, rimeur à ses heures.
 
La mort arriva du ciel. Elle se manifesta par un léger crissement sur la toiture, le grincement caractéristique de l’oeil-de-moogrr et le claquement de bottes sur le parquet.
 
Pas un piège ne se déclencha, même les mieux dissimulés. Il se fit alors un long silence.
 
Derrière la porte du bureau, obstruée par une armoire, se firent entendre de vagues frottements accompagnés de quelques murmures.
 
« Ça me rappelle Boude-la-Peste… » Se remémora Arlène, un sourire au coin des lèvres, en empoignant ses deux dagues.
 
« Ne me parle plus jamais de Boude-la-Peste. » Répondit l’autre, feignant l’agacement, en pointant son arbalète vers l’unique issue.
 
Le calme fut rompu, la commode vola en éclats.

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Au matin, l’orphelinat grouillait de petits yeux curieux. La milice urbaine en avait défendu l’accès tandis que certains enquêteurs privés — dont une certaine Paulette Véjenair — inspectaient les lieux.
 
La nuit précédente avait été mouvementée, turbulente et bruyante. En un mot : tumultueuse. La détective Véjenair et son fidèle Bétane avaient découvert de nombreuses traces de lutte, du sang et une quantité non-négligeable de boue — plus de deux-cents kilopods à vue de nez. En dehors de cette gadoue, ce qui intriguait les investigateurs, c’était qu’aucun corps n'avait été retrouvé. Vaincus comme vainqueurs, personne n’avait laissé la moindre dépouille.
 
L’investigatrice n’avait encore aucune sorte de solution expliquant cette étrange absence. Tout juste pouvait-elle exploiter l’enquête de voisinage qui n’avait rien révélé d’intéressant, sinon les bruits de lutte entendus la veille et celui de l’essieu grinçant d’une charrette perçu avant que tout ne redevienne calme.
Le Valet Noir
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