En quête d'une Main tendue.

- ... Et il semblerait que ces quelques minutes soient écoulées !

Je termine ma bière et m'étire de tout mon long, bras tendus au-dessus de ma tête. J'ai un Phénix à envoyer, mais peut-être qu'avant ça il faudrait que je me réconcilie avec Kiosh, ça ne devrait pas être une tâche ardue.

- Prenez soin de vous, hein ?

Je trouve ça très drôle.

La voix sépulcrale de Camille accompagne Yenepha vers la sortie.

« Faites de même, Madame. N'hésitez pas à revenir si, d'aventure, un autre emploi à votre goût vous séduit. D'ailleurs, il semblerait que vous ayez oublié quelque chose à votre place. »

Un petit rectangle de carton volette depuis la chaise de la buveuse de Guy Nasse jusqu'à la porte d'entrée où se tient la femme aux cheveux de feu. Il s'agit d'une carte à jouer — un banal deux de coeur — sur laquelle est inscrite une liste de noms.

Je fais demi-tour et récupère l'objet avant d'y jeter un œil.

Une carte à jouer ? Et des noms ...

Ce n'est pas à moi mais je range le carton dans ma poche d'un air on ne peut plus naturel.

- En effet, je vous remercie. Je ne manquerai pas de repasser.

L'huis du Lépreux Chauve se referme derrière Yenepha, que voilà désormais nantie d'une liste répertoriant une poignée de clients potentiels en mal d'accompagnement mondain.

Retour au carrefour des mystères. Je m'installe au comptoir du Lépreux Chauve comme à mon habitude et place la carte à jouer bien en évidence devant moi.

- Vous allez me demander un pourcentage de mes bénéfices ? Le café sera-t-il offert ?

Manteau retiré et soigneusement plié sur mes genoux, je devine la triste réponse et prépare ma bourse de kamas. Quelques piécettes sur le 2 de pour payer ma consommation, que je précise machinalement une seconde fois :

- Un café, s'il vous plaît.

Puis, je lui souris.

Le revenant de l'autre côté de ce qui aurait pu être un zinc — mais se contentait benoîtement d'être de bois — se lamente, après avoir feint la surdité :

« Cinquante-cinq, soixante... Je suis au regret de vous annoncer qu'il manque cinq Kamas, Madame. »

L'aguicheuse remet la main à la poche et se déleste de son écot. La boisson fumante, corsée et odorante apparaît progressivement, alors que la ferraille s'évapore et laisse le deux de coeur orphelin.

A la surface de la carte à jouer, les quatre noms ont disparu. Remplacés par deux mots. Brefs. Garants d'une promesse. Porteurs d'espoir. Vecteurs de mystère.


Le spectre s'en retourne à ses occupations.

Je reprends ma carte et trempe mes lèvres dans mon café, méditative. Est-ce possible que ceux que je recherche depuis tout ce temps soient derrière cette opération ? À dire vrai je n'ai aucune idée de où cette carte va me mener. Mes assaillants de Brâkmar n'auraient jamais investi tant de temps et de créativité pour me tendre un piège, et ils auraient agi dès le premier rendez-vous. Un parcours trop élaboré pour que le seul objectif soit de me nuire et le message sonne plutôt comme la proposition d'une collaboration.

Kiosh assurément me conseillerait de mettre définitivement un terme à ce manège ô combien mystérieux. Il invoquerait des raisons pleines de bon sens et terminerait par un dicton à la con, du genre "un tiens vaut mieux que deux tu l'auras".

Je souris dans ma tasse.

C'est bien ça le problème avec cet homme. Plein de bonne volonté, mais un sérieux manque d'ambitions. Je ne suis pas femme à rester en place, à me contenter de ce que je peux sans trop de mal ramasser. Je suis persuadée que se reposer sur ses acquis, c'est signer le commencement lent de son déclin.

Je multiplierai mes visites à la Taverne du Lépreux Chauve. Peut-être bien que l'on finira par m'aborder ?

Plus tard, bien plus tard, les mots figurant sur le deux de coeur se firent indications et coordonnées.

Croix rouge sur la carte au trésor froissée du devenir de la rouquine, l'emplacement révélé deviendra-t-il celui de sa tombe ou le point de départ d'une nouvelle vie ?