Alecto - Cuisine le jour et danse la nuit

Les abîmes, loin d’être vides, étaient peuplés de masses de substances aux nuances inconnues, présentant des angles indescriptibles, dont les une semblaient organiques et d’autres inorganiques. Quelques-uns des objets organiques pouvaient éveiller de vagues souvenirs au fond de sa mémoire, bien qu’il ne parvînt pas à former une idée consciente de ce que par dérision ils lui rappelaient ou lui suggéraient.

" Alecto..."


Elle quitte des yeux les pages de son roman et prête attention au lointain, celui qui murmure et demeure à toute heure.

Les siennes avaient abandonné la Cabane et les marécages pour trouver un peu de tranquillité dans les bois de Plantala et ses demeures coquettes, celles réservées aux esprits, mais deux souvenirs hantaient encore la boue.

Furieux, affamés et dangereux. En attente d'un regard, d'un geste et d'excuses, d'un brin de compassion de leur sœur, celle qui maintenant pouvait se targuer de marcher librement.

La féline - si tant est qu'elle pouvait encore porter cette dénomination : à peine deux petites oreilles, une queue et quelques restes de pelage sur les hanches et le long de sa colonne vertébrale - se lève, gracile, et range le livre au creux de sa jolie bibliothèque.

Elle aurait souhaité profiter de son weekend pour flâner, s'évader. Se remplir la tête de récits et puis, peut-être, aller nager dans le ruisseau. Depuis que ce cadavre infecté avait été retrouvé au milieu de leur mare intérieure, elle n'était pas tranquille à l'idée de laisser Simettra seule à Akwadala. Sa belle épouse et son ventre rond, Alecto sourit à cette simple pensée. C'est ça l'amour, une petite bulle de bonheur qui flotte au milieu du noir et qu'il suffit d'effleurer pour retrouver pieds.


"Alecto..."


Mérère et Tiliphone depuis la destruction de la tapisserie n'étaient plus cloîtrées à la cave et bien qu'au grand jour elles ne pouvaient promener leur immonde carcasse dans les marais, leur voix continuait de porter. Qu'importe qu'Alecto soit à l'autre bout du Monde, qu'importe les grigris accrochés au-dessus de sa porte et l'encens fleuris, la sororité tenace qui les unissait continuait de s'élever.

Alors parfois, la nuit, Alecto embrasse sa femme et quitte leur chez-elle pour un ailleurs humide et enveloppé de ténèbres. Simettra sait, car pas de secrets entre elles.

Parfois, la nuit, Alecto rejoint une chose trépassée le temps de l'apaiser. Ensemble, elles feraient comme si rien n'avait changé et sous la lune, dansent et chantent les sœurs des marais... avant que le jour ne les éloigne à nouveau.

Est-ce qu'elles s'aiment, est-ce qu'elles se détestent, peut-être un peu des deux. Mais sans un mot, à nouveau, elles effaceraient la frontière et hanteraient ensemble les bas-fonds d'Amakna. Un, deux, trois, chantent et dansent, tournoient et rient ivres, deux esprits et une âme sous la lune rouge, et Écaflip grimace mais que voulez-vous.

Un passé souillé tâche forcément l'aujourd'hui.

Elle s'était préparée depuis quelques mois déjà, à la problématique de l'accouchement de sa chère et tendre Simettra : L'absence de ressenti pour la nouvelle-née. L'habitude, la certitude, des connexions inexistantes depuis toujours et puisque le mensonge n'était pas envisageable, il allait falloir assumer le vide. Non, la sorcière-mère ne créerait pas de sentiments face à cette petite fille, mais elle s'était fait une promesse :

La promesse de soutenir Simettra dans ce besoin de maternité.
La promesse de les protéger, jusqu'à la fin, toutes les deux, et qu'importe que ses instincts lui hurlent d'éventrer tout être qui viendrait après elle, elle était prête. Prête à prendre son rôle de maman, prête à rendre heureuses les deux femmes de sa vie, prête à oublier tout le reste, tout offrir, se dévouer.

Car son amour pour Simettra était un pilier, un guide dans le noir, sa nouvelle ligne de conduite. Et Simettra avait fait le vœux d'enfanter.


En revanche...

Le second cri n'avait jamais été pris en compte dans l'équation et quand Ashva, nouveau-né de sexe mâle, sortit d'entre les cuisses de son épouse, Alecto su qu'elle allait devoir décevoir celle pour qui, pourtant, elle était prête à tout.

La soirée était si belle, tout venait de basculer et intérieurement, Alecto lève son majeur au nez du destin.


Et son ventre se serra fort, si fort, subtil mélange de douleur et de rage, de crainte et de désolation. Comment la magie avait-elle pu lui faire ça maintenant ? Est-ce que c'était pour la punir ? la mettre à l'épreuve ? Des années à ne donner que des filles lorsque l'idée du sacrifice ne lui faisait pas plisser le nez et à présent qu'elle avait quelqu'un quelque part qui croyait réellement en elle, un fils naissait.


Elle lui avait donné un nom : Ashva. Ashvamedha de son nom complet ou : "Sacrifice de la dragodinde-mâle."

Comme le voulait l'ancienne coutume des marécages...

Alecto ne laissa pas Simettra le prendre dans ses bras, c'eut été plus cruel encore. Il était passé de ceux du courageux Adellan aux siens et elle s'était relevée en affrontant le regard de sa moitié. Simettra serrait la douce Félua contre son sein.

Les supplications mentales de la brune harcelait son esprit qui prenait peu à peu ses distances avec regret. Des mouvements mécaniques, la sorcière ignore l'une, ignore les pupilles semblables aux siennes de Ashva, ignore ses pensées funestes.

Est-ce qu'elle lui pardonnerait ? Est-ce qu'elle signait la fin de son couple ? Est-ce qu'elle avait seulement le choix ?

Le choix...

Encore lui, hein.



Akwadala - Chemin du Ruisseau.

Ouvrir son petit thorax du bout du canif, extirper le minuscule palpitant fougueux.
Briser l'arrière de la boîte crânienne, réserver la cervelle.
Détacher la chair des os, se rendre au ruisseau.
À la lune on dit merci, à l'eau on sourit, à la nuit on dit oui.

Pas une larme, pas même un frisson, que du sang.

La sorcellerie, c'est finalement comme la cuisine. Des recettes dans lesquelles il faut y mettre tout son cœur et celui de Ashva finit entre ses lèvres cramoisies.

Est-ce que les Devineresses savent ? Certainement. L'astre brillant de leurs cartes se teinterait de rouge et même sans le troisième œil, elle devinait les réactions de ses anciennes sœurs.

Pointée du doigt... elles crieraient à Simettra de s'éloigner et de tenir Félua loin d'elle mais qui pouvait comprendre le fardeau qu'elle portait ?

Qu'il était fatiguant de toujours passer pour un monstre, même quand tout était tenté pour éviter de replonger.

C'est ainsi : Un passé souillé tâche forcément l'aujourd'hui.

Simettra sait.

Elle aussi, sait.

« À l’école, je ne suis pas aimée. »

Cette jeune femme, plus jeune que femme, mais déjà si seule. Elle l’avait d’abord rencontrée à Bonta. Tous les soirs, elle retournait à la Tour, entourée de mages qui fuyaient son regard. Kioshu s’intéressait à elle alors, par esprit de compétition sûrement, ou par simple envie de l’agacer, Alecto elle aussi s’était mise à la surveiller.

Une danseuse étoile maigre et malheureuse mais dont l’aura arrachait des frissons.

Ses sens plus affinés, plus habitués, l’avaient avertie. Il ne fallait pas l’approcher, si frêle soit-elle.
Alors Alecto s’en était allée et aujourd’hui…
Kioshu avait disparu.

La sorcière avait eu le nez fin, sur ce coup.

Mais Mumei Irisda un jour est revenue. Sur la pointe des pieds, le sourire figé, revenue au lépreux Chauve pour une assiette chaude.



« Ils disent que je porte malheur, mais je ne le fais pas exprès. »

Sadisme, malheur, malchance, mauvais œil, mensonges, manipulation.
Alecto reconnaît les fausses innocentes, comme si toutes étaient ses filles.

N’avait-elle pas été mère des Gwendalavirs ?

« Mais quand je suis énervée, que je pleure et que je me fais du mal, parfois... »

La magie du sang noir laisse des traces, des marques, souillent et meurtrissent même les chairs les plus jeunes. Pourtant lorsqu’elle regardait cette fille et ses seize années, Alecto ne décelait aucune sorcellerie.

« Toi aussi, il y a un peu de noirceur en toi… non ? Alecto, qu’est-ce que tu fuis ? »



Était-elle envoyée par l’Ordre du Renouveau ? Il aurait suffit d’un souffle, d’un soupir, un contact d’esprit à esprit, pour lever doutes et voiles mais Alecto encore une fois le pressentait… Elle devait absolument se tenir éloignée. Un coup d’oeil aurait suffit pour sombrer et elle s’était promis… De rester dans la lumière.

Au moins, autant qu’elle le pourrait.

Engeance démonyaque malmenée ou égarée, peut-être. Élevée à l’abri des regards indiscrets mais qui peut confiner une adolescente qui broie du noir ? Est-ce que seulement ces mages savaient… qu’elle finirait par leur exploser au nez.

Et alors, quelles seraient les répercussions ?

« Avant ici, je parlais avec Yenepha. Mais elle est partie… Je crois qu’elle ne reviendra pas. »

Sur un fil tendu entre les menaces et l’amitié, se tisse une relation qui ne porte pas de nom. Alecto se l’avoue à demi-mot : La noirceur a ses charmes et il est bon de s’échapper, le temps d’une conversation, de ses tracas de mauvaise mère, épouse indigne, rôle à jouer. Parce que Mumei semblait à la fois tout savoir et tout aimer, tout comprendre et tout accepter. Pire encore, il y avait cette impression de souffle sur les braises.

Des jeux dangereux.

Tenir à l’écart un passé trouble et des désirs qui tâchent, meurtrit forcément l’aujourd’hui.