[Quête initiatique — Varjo] Placer ses pions

Dans la buanderie du Lépreux Chauve...

— Bien ! J'espère que tu as apprécié ton dernier séjour à Brâkmar Varjo, car tu vas pouvoir y retourner, annonçait le Xélor-de-bleu-vêtu. Le Valet Noir, en effet, veut que tu retrouves un certain Rick Waert. C'était un ancien collaborateur de la Main, un intermédiaire entre l'Enseigne du Cœur d'alors et la pègre brâkmarienne — il aidait notamment à trouver des revendeurs à l'époque. D'après le Valet Noir, c'était quelqu'un d'habile, de bien informé et, surtout, de très discret. En somme, un allié doté de grandes qualités ; nous aurions besoin de lui pour nous aider à mieux nous implanter dans la Cité Sombre.

Emyn Muil prit sa sacoche sur ses genoux et en sortit un journal.

— Vraisemblablement, c'est avant tout un écrivain — tout du moins, officiellement. Il écrit notamment Le Baron Noir, un feuilleton à suspense qui est publié dans un journal brâkmarien — je t'ai apporté un exemplaire, si tu veux y jeter un coup d'œil (mais ce n'est pas folichon, si tu veux mon avis). Nous avons perdu contact avec lui en 626, après la mort de Karolus qui se chargeait directement de nos affaires à Brâkmar. Nous n'avons pas réussi à trouver beaucoup d'informations sur lui ; c'est vraiment quelqu'un de très discret. Apparemment, il était proche du parti de Brumaire dans sa jeunesse... Il doit avoir une cinquantaine d'années maintenant, à peu près.

Le Xélor fouilla encore dans sa sacoche, et sortit cette fois-ci une sorte de costume.

— Nous avons en tout cas pu remonter sa piste. Nous savons essentiellement qu'il fréquente une sorte de club littéraire, ou philosophique, vraiment pas très connu, et assez obscur. Il s'appelle L'Acratophore, il se réunit dans une maison d'un quartier réputé pour son animation nocturne... entre autres choses. L'idée, comme tu le devines sans doute, c'est que tu t'y introduises, que tu identifies Rick Waert, et que tu entames les négociations avec lui pour qu'il nous aide comme autrefois, c'est-à-dire essentiellement à nous dégoter des revendeurs pour notre alcool... pour l'instant, en tout cas. Les habitués de ce club viennent habillés à la mode antique, tu vas donc devoir porter ce costume... J'espère qu'il est bien à ta taille !

Le costume était grosso-modo constitué d'une espèce de robe ample noire, serrée à la ceinture par un ruban de soie pourpre.

— Quant à Rick Waert, le Valet Noir dit qu'il nous est redevable de quelque chose. Je ne sais pas si ça suffira à le convaincre — mais à mon avis, son exceptionnelle discrétion cache quelque chose. Essaye donc d'en savoir plus sur lui : mieux nous comprendrons l'animal, mieux nous saurons nous en servir en sécurité. Bien sûr, évite de mentionner la Main du Valet Noir de but en blanc. N'oublie pas qu'il avait surtout affaire à Karolus, peut-être ne savait-il pas vraiment que celui-ci faisait partie de la Main.

Le Xélor plongea une fois de plus dans sa sacoche et en tira cette fois-ci un petit livre souple imprimé et quelques papiers.

— Pour entrer dans l'Acratophore, il vaut mieux avoir une invitation. Mais nous avons réussi à t'en trouver une : tu seras désormais Honoré d'Urfé Nez-Long, passionné de lecture ayant été « interpellé » par le dernier et « excellent » livre de Madame Françoise de Maintenant, que voici (il s'agit d'un recueil de nouvelles d'amour entre bergers, intitulé Les Pastorales), et qui t'a invité à la rencontrer un soir à l'Acratophore (voici la correspondance que nous avons entretenue avec elle, ça pourrait t'aider). Bon ! Je crois que tu sais tout ce qu'il te faut, voici quelques kamas pour défrayer les déplacements et autres choses.

***

La nuit drapait de son voile obscur la Cité Sombre. Varjo déambulait dans un quartier malodorant et bruyant, aux rues engorgées de déchets visiblement peu souvent retirés. Il arrivait à destination : une maison, relativement neuve, affichant une timide pancarte donnant « L'Acratophore » écrit dans un ruban orné de feuilles de vigne stylisées. Passant le seuil, le Féca entrait dans un hall obscur, éclairé à la chandelle, aux solides poutres de bois sculptées de motifs rectilignes, et aux lambris partiellement peints de pourpre ornés de modestes motifs floraux — où vigne et houblon alternaient également. Un Eniripsa, debout derrière un bar, lisant distraitement un journal, leva les yeux vers l'intrus et interrogea :

— Malsoir. Vous êtes ?

Françoise de Maintenant

L'Eniripsa lut rapidement le billet. « Ah oui, Monsieur d'Urfé Nez-Long, on m'a effectivement signalé votre venue. Si vous voulez bien me suivre... » Il fit le tour du comptoir et entraîna Varjo dans un couloir, situé en face de l'entrée. Il ouvrit la première porte à gauche et laissa le Féca passer devant lui.

Varjo entra dans un salon de taille modeste, décoré de lambris comme dans le hall, baigné dans une quasi-pénombre (seules quelques chandelles et les braises de la cheminée éclairaient la pièce). Une fenêtre fermée par des rideaux pourpres donnaient sur la rue en face de Varjo ; un solide buffet de bois massif était installé contre le mur de droite, regorgeant de bouteilles diverses, principalement de vin. Sur le mur de gauche, à côté de la cheminée, un portrait d'un personnage à moitié nu couronné des fleurs, tenant des grappes de raisin dans une main et levant fièrement une coupe avec l'autre dominait la pièce. Au centre, plusieurs personnes étaient installées sur des divans autour d'une table basse et d'une marmite. Au-dessus était suspendu un chandelier auquel on avait accroché une rose. Une forte odeur de fromage et de vin embaumait la pièce.

L'Eniripsa entra derrière Varjo et annonça « Monsieur d'Urfé Nez-Long. » Il se tourna vers le Féca et fit une courte révérence « Malvenue à l'Acratophore » avant de quitter la pièce en refermant doucement la porte. Les regards des convives se tournèrent vers Varjo, et l'un d'eux se leva et vint vivement le saluer :

« Oh ! Monsieur d'Urfé Nez-Long ! Quelle joie, quel plaisir ! Je suis heureuse de faire votre connaissance ! Je suis Madame de Maintenant, enchantée ! Oh, mais ne restez pas debout, venez vous asseoir avec nous ! »

Avec une grande délicatesse, la femme prit Varjo par la main et l'entraîna parmi les convives, l'invitant à s'asseoir sur le divan faisant face à la fenêtre. « Que voulez-vous boire ? Nous avons un excellent vin bontarien... de contrebande, comme vous vous en doutez — toutes ces lois à l'importation sont si pénibles ! (un convive approuva vivement) Oh, et vous avez de la chance : c'est fondue yavoisarde ce soir ; on vient juste de la retirer du feu, elle est encore toute chaude. Tenez, prenez ce pic. Il y a du pain dans cette corbeille ! »

Varjo prit le temps d'examiner le visage des différents convives. Il y avait assis à sa droite un Pandawa portant une barbe bien fournie, la soixantaine sans doute, un verre de vin en main, un Sram en train de tremper un bout de pain dans la marmite, l’œil avide, sur l'autre divan de droite, un Ouginak aux cheveux noirs tirant vers le gris portant une discrète balafre sous la joue gauche en face de lui, un athée (vraisemblablement) assis à droite de l'Ouginak, plutôt jeune, rasé de près, blond, dégustant une gorgée de vin dans un geste précieux, et un Eniripsa sur le divan de gauche, la quarantaine, jouant avec la canne qu'il tenait dans la main. Françoise de Maintenant, quant à elle, semblait également athée, devait avoir une trentaine d'années et avait de longs cheveux roux bouclés. Tous les convives étaient, comme convenu, vêtus de toges et manteaux noirs et rouges — à l'exception, bien sûr, de Madame de Maintenant qui portait une simple robe pourpre, serrée juste dessous la poitrine par une ceinture noire, avec de grandes et amples manches.

Celle-ci, pendant qu'elle servait à Varjo un verre du vin de contrebande, annonça avec une pointe de fierté : « Je vous présente Monsieur Honoré d'Urfé Nez-Long. Il a beaucoup apprécié mes Pastorales... Comme il voulait me rencontrer, je lui ai proposé de venir nous rejoindre ici, à l'Acratophore, puisque nous discutons souvent de littérature. » Elle se rasseyait à côté de l'Eniripsa, juste à gauche de Varjo. « Vous avez bien fait, Françoise ! C'est toujours un plaisir de rencontrer de nouvelles personnes. Donc, vous aimez la littérature, Monsieur d'Urfé Nez-Long ? (puis-je vous appeler Honoré ?) C'est vrai que les nouvelles de Françoise sont un véritable délice... Elles nous rappellent à quel point notre vie si pleine de contraintes, plongée dans les affaires encore et toujours, est dure et pénible — et bien misérable pour être honnête ! Ah ! que ne rêverais-je d'élever simplement quelques bouftous, en Yavoise tenez, pourquoi pas ? avec une aimable bergère à mes côtés et de doux enfants, dans une simple chaumière à la lisière des bois... Enfin ! Je m'étale, mais nous ne savons toujours rien sur vous, mon cher Monsieur ! » L'Eniripsa interrogea le nouveau venu en préparant un nouveau bout de pain à plonger dans la fondue.

« Oh, je vois ! répondit l'Eniripsa. C'est vrai qu'en tant que Féca, la vie de berger doit vous parler. Vous semblez effectivement beaucoup lire ! J'ai bien apprécié également L'inspecteur Barnabé, le héros a une personnalité intéressante... Mais concernant Le Baron Noir, ne serait-ce pas notre cher Rick qui en est l'auteur ?

— Si, tout à fait, répondit l'Ouginak qui dégustait, lui aussi, le vin bontarien. Je suis surpris que vous ayez entendu parler de mon modeste feuilleton, cher Monsieur. Vous me faites honneur ! »

« Oh, mais quel éloge ! Vous allez gêner notre bon Rick, j'en suis sûr ! fit l'Eniripsa sur un ton joyeux, avant d'engloutir un verre de vin. Et puis, vous allez voler la vedette à cette chère Françoise... N'êtes-vous pas venu pour elle, après tout ?

— Mais non ! fit cette dernière. Allons, je suis ravie que vous ayez tant apprécié le feuilleton de Rick, mon cher Honoré. Quel heureux hasard ! Mais puisque vous venez de faire connaissance de Rick, permettez-moi de vous présenter les autres fidèles compagnons de l'Acratophore : notre joyeux Eniripsa n'est autre que Feuillant (ce dernier se leva d'un bond et fit une gracieuse révérence), un pamphlétaire hors pair ; quant au Sram là-bas, il s'agit de Derher, à qui l'ont doit de stimulantes réflexions philosophiques. A côté de lui, originaire de l'île de Pandala, il s'agit de Xunzi, dont la sagesse nous est inestimable. Enfin, à côté de Rick, je vous présente Volanis — un jeune poète fort prometteur. D'ailleurs, où en êtes-vous dans la rédaction de votre prochain livre ?

— Hé bien, comme je vous disais la dernière fois, je souhaite m'essayer au nouveau style du roman. J'aimerais, en quelque sorte, m'en servir pour développer des idées philosophiques... Mais pas à la manière de mon cher ami Teug, que je trouve trop tristement terre-à-terre et pessimiste... Je souhaite plutôt inviter mon lecteur à une forme de transcendance... voyez-vous ? »

Le jeune homme entamait une réflexion assez théorique et abstraite — pour ne pas dire plutôt farfelue — qui échappait un peu à Varjo. Regardant à la fenêtre, celui-ci découvrit une ruelle mal éclairée et déserte ; dehors, la pluie s'était d'ailleurs mise à tomber. Comme Feuillant venait de terminer la bouteille de vin, celui-ci partit en chercher une autre qu'il ouvrit dans un pop sonore. Il vint ensuite resservir les verres vides de ses camarades. La discussion montait d'un ton.

« L'amour comme principe fondamental de l'esprit ! se moquait Derher. J'en pense que c'est absurde, si vous me permettez, mon cher Volanis. Je crois que vous faites erreur : regardez tout simplement autour de vous. Est-ce avec l'amour que l'on défendra notre nation contre Bonta, tenez ?

— Vous ne comprenez pas ! répondit Volanis. La guerre n'est qu'un état provisoire — et même un état dégradé de l'esprit. Vous, plutôt, observez mieux donc le monde qui nous entoure ! Il y a partout le signe que l'esprit pourra un jour retrouver son état de grâce initial, et alors recommencera l'Âge d'or des temps anciens...

— Ah, la philosophie ! coupa Feuillant. Tout ceci est trop compliqué pour nous, je crains. Mais ne vous disputez pas pour ça, voyons ! Allons, changeons de sujet ! L'Eniripsa s'adressa ensuite à Varjo : Et vous, Honoré, vous intéressez-vous à la philosophie ? »

Avant que le Féca n'ait eu le temps de répondre, Rick Waert se leva, l'air soucieux. Il s'excusa et quitta la pièce. Les convives le regardèrent partir, puis retournèrent leur attention sur Varjo.

Madame de Maintenant resservit une tournée de vin à tout le monde et, la bouteille étant vide, entreprit d'en ouvrir une autre.

« Plus exactement, précisa Volanis, je ne pense pas que l'amour doit guider notre existence, mais plutôt qu'il guide notre existence. Je veux dire, c'est un principe organisateur du Krosmoz. Les sages Eliotropes affirment que le Krosmoz est né de l'union de deux dragons primordiaux : je suis persuadé que c'est exact. C'est bien l'acte d'amour qui est à l'origine du monde, mais celui-ci s'est dégradé quand le principe de discorde a rompu l'harmonie originelle, et c'est la raison pour laquelle les guerres, par exemple, existent. Mais l'amour étant une qualité de l'esprit, nous pouvons le cultiver en nous-mêmes et dépasser notre triste condition actuelle...

— Je ne suis pas sûr que ce soit exactement la conclusion à laquelle en viennent les sages Eliotropes dont vous parlez, Volanis, intervint Xunzi. Il s'agit plutôt, pour eux, d'affirmer que le Krosmoz est le produit de l'union de deux essences antagonistes, mais complémentaires. C'est bien sur cette idée d'antagonisme complémentaire qu'insiste le mythe éliotrope. Par ailleurs, les deux essences primordiales qu'ils imaginent représentent justement ce qu'on pourrait appeler d'une part l'amour, et de l'autre son opposé... donc quelque chose comme la discorde dont vous parliez. Cela étant, c'est une théorie plutôt controversée... Enfin ! Je tenais à dire, Honoré, que j'aime beaucoup votre vision des choses. Étant Pandawa, j'ai naturellement lu moi aussi l'Allégorie de la Taverne... La simplicité, voyez-vous, est quelque chose que nous cultivons spontanément dans ma bonne île de Pandala... C'est même, presque, un acte pieux, vis-à-vis de la déesse Pandawa ! Si vous n'êtes jamais allé à Pandala, je ne peux que vous conseiller le voyage : la sagesse pandawa vous inspirera sans doute...

— En tout cas, je suis aussi surprise que touchée que mes humbles Pastorales vous ait inspiré un sentiment philosophique, mon cher Honoré, dit Madame de Maintenant qui resservait en vin Varjo, avant de s'assoir à côté de lui. C'est que je n'aurais pas la prétention à faire de la philosophie... Mais vous voyez juste : je souhaitais effectivement montrer que la simplicité valait sans doute mieux que nos vies mondaines... Les affaires, toujours les affaires ! Ah, comme c'est pénible ! Que valent nos hôtels particuliers et tous nos bijoux quand on peut simplement vivre dans les prés sans jamais s'inquiéter de rien ? Pour être honnête, j'aurais parfois préféré naître moins riche... Oh, d'ailleurs, nous ne vous avons pas encore posé la question, mais que faites vous dans la vie, cher Honoré ? »

« Vous avez raison, trinquons ! A Pandawa ! répondit Xunzi, qui accompagna le geste à la parole — ainsi que tous les autres convives. En tout cas, votre sujet d'étude me paraît sacrément ambitieux, mais passionnant. Ah ! Pandawa est une île merveilleuse... Si un jour, mon ami, vous y alliez, je serais ravi de vous accompagner : je vous ferai visiter... Vous y comprendrez mieux qu'ailleurs le propos de L'allégorie de la Taverne : ce que nos perceptions ne sont que des ombres illuminées par les vertus sacrées de l'alcool... Ce n'est pas que ce vin bontarien ne soit exquis, mais les alcools pandalais... ah, c'est tout autre chose ! »

Disant cela, il vida une dernière bouteille en ré-remplissant sa coupe. Il entreprit d'en ouvrir une nouvelle. A ce moment-là revint Rick Waert , s'essuyant avec un chiffon ses mains vraisemblablement tachées d'encre.  

« Ah ! Rick ! Dites-moi : où trouvez-vous donc ce vin délicieux ? Par Pandawa ! Voilà bien longtemps que je n'ai pas bu quelque chose de si exquis... La piquette brâkmarienne commençait sérieusement à me lasser...

— Oh, ça !... J'ai mes petits secrets, mon cher Xunzi, répondit l'ouginak qui reprenait place sur le canapé. Je suis heureux qu'il vous plaise en tout cas... m'en procurer ne fut pas aisé !

— J'imagine ! intervint Feuillant. C'est vrai qu'il est délicieux. Je ne comprends pas ce protectionnisme absurde... Ne devrait-on pas plutôt laisser le paisible marchand passer nos murailles librement, sans contraintes ? L'enrichissement global ne serait-il pas plus grand si on laissait faire ?

— Tenez, c'est exactement ce qu'écrivait un certain Ricard-D'eau dans un bel ouvrage paru dernièrement, fit Derher. L'avez-vous lu, mon cher Feuillant ? (celui-ci fit non de la tête) Je vous le conseille vraiment !

— J'en ai entendu parler, répondit Volanis, mais honnêtement, je suis sceptique... L'enrichissement, doit-ce être réellement le but de la société ? Vous savez ce que disent les alchimistes : la richesse empèse l'âme... Le monde ira mieux lorsqu'on saura transformer le plomb en or !

— Vous êtes trop idéaliste, Volanis... commença Xunzi, d'un air peu convaincu. Cela dit, la politique d'Oto Mustam en ce qui concerne l'économie est certainement trop tyrannique... A ce point, c'est absurde. »

La discussion s'enflammait — l'alcool faisant son effet. Madame de Maintenant resservait tout le monde en vin. Passant devant Varjo, elle commenta :

« Je crois que nous sommes tous d'accord sur ce point ! Tenez, Monsieur d'Urfé-Nez-Long, que pensez-vous de tout ça ? »

« Oh, pour les prix, je pense que vous vous trompez : vu les risques encourus par les contrebandiers, ils ne se gênent pas pour augmenter leurs prix... répondit Feuillant. Heureusement qu'il y a la contrebande, en effet, mais c'est un système assez hypocrite, je trouve...

— Et puis, si chaque nation se spécialisait dans ce qu'il produisait de mieux, ne pourrait-on pas compenser les problèmes liés à la concurrence ? intervint Derher. Cela étant, votre réflexion sur la culture est intéressante... Je ne manquerai pas de méditer dessus !

— Mais c'est vrai en tout cas, coupa Madame de Maintenant, heureusement que notre cher Rick Waert est là pour nous dégoter ce vin superbe ! Comment fait-il ? C'est un mystère... Tenez, trinquons en son honneur ! »

Les convives trinquèrent donc joyeusement ; à ce moment-là, la porte s'ouvrit : l'éniripsa du hall d'entrée arriva avec un charriot rempli de mets.

« Voici le dessert. » annonça-t-il. Le charriot regorgeait de pâtisseries diverses et variées. Il le laissa dans un coin de la pièce et entreprit de rapporter le chaudron de la fondue. Plusieurs convives se levèrent pour goûter aux pâtisseries ; profitant de cette dispersion soudaine, Rick Waert s'approcha de Derher (le seul qui était resté assis) et lui glissa discrètement à l'oreille quelques mots dont Varjo put comprendre quelques bribes :

« ... problème... embêtant... besoin de réparer.... compliqué... demain. »

L'ouginak et le sram affichaient une mine soucieuse. Ce dernier, après un instant de réflexion, lui répondit quelque chose que ne comprit pas Varjo, puis quitta la pièce sans rien dire.

Pendant ce temps, Volanis et Xunzi s'étaient isolés près de la cheminée, un verre à la main, absorbés dans une discussion enflammée. Madame de Maintenant et Feuillant conversaient joyeusement autour des pâtisseries. Rick Waert restait assis, pensif.

L'ouginak manqua presque de sursauter en entendant ce nom qui semblait remonter du tréfonds des âges...

« Karolus ? Vous le connaissiez ? »

Sa surprise était telle qu'il ne prit même pas le temps de réfléchir — et de rester sur ses gardes, comme il l'était habituellement constamment — avant de répondre. Il regretta presque immédiatement sa réaction, mais cacha son désarroi en se servant un nouveau verre de vin.

« Oh, allez-y, je n'ai plus faim ! L'ouginak prit un air un peu méfiant. Il jaugea du regard son interlocuteur avant de répondre. C'est vrai, j'ai connu Karolus, et je lui dois d'ailleurs beaucoup. Son décès m'a beaucoup peiné... C'est étonnant d'entendre parler de lui ici : il n'était pas très connu à Brâkmar. Où travaillez-vous donc pour savoir tout cela ? »

« Hé bien... C'est assez inattendu... Écoutez, je pense que... »

L'Ouginak fut interrompu par Derher qui venait de revenir dans le salon ; les mains tachées d'encre, il fit signe à Rick Waert de le rejoindre.

« Excusez-moi, Honoré. Nous reprendrons notre conversation dans quelques minutes. »

Rick Waert laissa Varjo en plan et s'engouffra dans le couloir à la suite du Sram. Madame de Maintenant, qui voyait que le Féca était seul, vint s'assoir à côté de lui.

« La soirée vous plaît-elle, cher Honoré ? Je vois que vous avez fait connaissance avec Rick Waert... Ce n'est pas quelqu'un de très bavard, mais ne lui en voulez pas trop, il n'a pas eu une vie très facile... C'est quelqu'un de charmant, cependant, lorsqu'on apprend à mieux le connaître ! »

« Je pense que vous devinez bien, en effet ! Rick est assez pudique, moi-même je n'ai pas pu apprendre beaucoup de choses sur lui... Mais tout me laisse penser que derrière son côté un peu bourru, c'est quelqu'un qui a un grand cœur. Rick est sans doute le plus courageux d'entre nous, vous savez, il revient de loin ! Il est... disons, d'origine beaucoup plus modeste que nous. En fait, il était esclave : je crois qu'il a été capturé par des négriers quand il était enfant. Il vivait dans une tribu d'ouginaks, avant cela... »

Madame de Maintenant s'interrompit un instant et, avec une mine désolée, déplora :

« Nos compatriotes ont hélas des mœurs tellement archaïques, parfois ! Enfin, toujours est-il qu'un jour il eût le malheur de s'éprendre de la fille de son maître. Lorsqu'il a appris le pot-aux-roses, celui-ci voulut le tuer sur le champ, dans la rue, devant tout le monde. C'est à ce moment-là qu'intervint un généreux personnage qui parvint à calmer la situation et, finalement, à racheter Rick Waert à son ancien maître. Il le mit sous son aile, lui apprit beaucoup de choses, et finit par l'affranchir. Rick ne nous a jamais dit qui était ce mystérieux protecteur, mais sa mort l'a laissé dans une immense peine. En tout cas, c'est grâce à lui qu'il a pu sortir de sa condition et rencontrer du beau monde... C'est vrai qu'il ne vient pas du même milieu que nous, mais nous apprécions beaucoup Rick, et pas seulement parce qu'il nous trouve d'excellentes bouteilles ! C'est une personne intelligente et débrouillarde... »

Varjo pouvait deviner les effets de l'alcool dans ces confessions émues. Il se rappela de la rose qui pendait au lustre au-dessus de lui, et se souvint peut-être qu'elle symbolisait parfois le secret gardé lors des beuveries de certaines confréries.

« Enfin, si la soirée vous plaît, vous pourriez peut-être venir à une prochaine de nos réunions, Honoré ! » fit finalement Madame de Maintenant, en posant une main sur le bras de Varjo.

Le couloir était assez peu éclairé. En avançant du côté opposé au hall, Varjo vit d'abord une première porte sur sa droite : de la chaleur et de la lumière qui s'en dégageaient, ainsi que du bruit du feu qui crépite, il en conclut que c'était les cuisines ; un peu plus loin, à gauche, il trouva les toilettes ; puis, finalement, au bout du couloir, un escalier. D'un côté, il montait à l'étage, de l'autre, il s'enfonçait sous terre. En tendant l'oreille, il pouvait entendre quelqu'un jurer au sous-sol ; en s'approchant de l'escalier, il vit qu'il y avait de la lumière. Varjo descendit quelques marches, silencieusement. Il pouvait entendre la voix de Derher :

« Tu vois ? Ça ne change rien. J'ai beau appuyer de toutes mes forces, ce fichu levier ne bouge plus !

— Fais gaffe, tu vas le casser ! Il faudrait tout simplement pas huiler le mécanisme ?

— J'ai déjà essayé. Non, je suis formel : c'est bien la presse qui est bloquée. Je crois que la vis est à changer, elle doit s'être usée. Tu vois : je pense que c'est ici que ça bloque, cette pièce ne déplace plus celle-ci, ce qui bloque le levier. Mais impossible de le savoir sans tout démonter...

— C'est embêtant. Malheureusement, je ne suis pas très doué avec ces engins...

— Moi non plus. Je ne me risquerai pas à faire ça moi-même, mieux vaut la faire réparer.

— C'est plus sage. Tant pis pour le tirage de demain alors...

— Bon, remontons. Rah, j'ai les mains pleines d'encre... »

Varjo pouvait voir de grandes ombres avancer vers l'escalier.