Les briseuses de chaînes

Par la volonté du spectre de ces lieux, le pan de mur avait coulissé sur lui-même, laissant s’échapper par la béance laissée un parfum de lavande et une atmosphère humide. Pour seul éclairage, une lampe à huile disposée au centre d’une table sur laquelle se dressaient de petits monticules de pièces rondes et jaunes.

Celui qui les disposait avec précaution en des tas rigoureusement identiques était vêtu de bleu de la tête au pied. D’un mouvement de menton, il invita les deux nouvelles venues à s’installer autour de la table. Elles furent rejointes quelques minutes après par deux autres complices.

« Bien, je crois que nous sommes au complet, lâcha le Valet de Trèfle alors que le mur reprenait sa place initiale. Je souhaitais vous parler d’un souci qui est remonté à mes oreilles il y a peu. Comme s’il n’y en avait pas assez en ce moment… »

Il regarda tour à tour les quatre agents du Valet Noir avant de reprendre calmement, disposant les petites piles de kamas qu’il avait faites dans des bourses en cuir ou en toile.

La Tête du Trèfle n’en disait rien mais elle craignait que les Opalins n’aient encore un coup d’avance et aient réussi à couper le débit de boisson à sa source. Le temple Fontaine étant le lieu de production le plus proche de Brâkmar, cela n’était pas incohérent.

Il conclue donc sa présentation des faits par une demande qu’il était difficile de refuser. De là à dire qu’il s’agissait d’un ordre, il n’y a qu’un pas que certains Doigts ont osé franchir.

« Qui est donc censée la recevoir à Madrestam ? demanda une petite voix fluette qui appartenait à Kaleilah.

– Vous m’excuserez, j’ai d’autres problèmes des plus urgents ces temps-ci, répondit Ambre, coupant la réponse de Kalirr.

– Espérons que cette urgence ne soit que des problèmes passagers, riposta le Valet Bleu sur un ton bien moins courtois. »

Le regard de l’homme sous le chapeau bleu changea, exaspéré par le comportement des siens depuis quelques temps. En ces période de crise, il aurait espéré plus de soutien et d’entraide au sein de son enseigne mais la réalité était toute autre.

« Je n’ai pas le quart des informations, je ne suis pas certaines de servir à quoique ce soit… », hasarda Yenepha.

Ce n’était sûrement pas le moment d’ajouter de l’eau au moulin du Valet qui crût en une autre tentative pour se dérober et filer à la brâkmarienne. Il contre-attaqua du tac-au-tac.

– Nous… sommes censés avoir des bons contacts avec les personnes du temple ? se risqua Kaleilah.

Achevant sa réponse, Yenepha quitta les lieux sous le regard de ses complices sans se retourner, pas même suite aux suppliques du quatre de Cœur.

La conversation reprit et les Doigts apprirent la localisation du temple ou encore que l’alcool était transporté par la tribu Ouginak d’Atil. Après s’être équipée de quelques bourses de kamas et avoir supplié le cinq de Trèfle de les accompagner, Simettra, Kaleilah et Ambre se mirent en route.

La diligence les avait conduites jusqu'au nord des Terres Dessacrées. Là, devant elles, s'élevait un grand escalier qui serpentait jusque dans les hauteurs d'un petit pic rocheux dans lequel était enchâssé le temple Fontaine.

Après quelques minutes d'ascension, les trois dames se retrouvèrent aux pieds des grandes colonnes en pierres noires taillées à même la falaise. Un petit Xelor – petit même pour son espèce –, tout enveloppé dans des bandelettes brunes, les regarda depuis le pas de la porte.

– Bonjour ! Nous souhaitions savoir si nous pouvions avoir une discussion avec monsieur Arlier. Dites-lui que monsieur Dancrage nous amène, commença Kaleilah.

Le petit disciple partit à l'intérieur de son temple à la recherche du maître des lieux. Une trentaine de seconde plus tard, un autre adepte de Xélor parut sur le perron du temple. Un peu plus grand que l'autre, celui-ci était vêtu d'une longue robe verte recouvrant ses bandelettes brunes.

« Je suis le Ponte Arlier. Que me voulez-vous voyageurs ? dit-il d'une voix sonore.

– Je me présente, Kaleilah, entonna l’agent du Cœur en s’inclinant largement. Nous sommes ici car il se pourrait que la dernière cargaison de votre absinthe n'ait pas été acheminées là où elle aurait dû l'être, à Madrestam.

– La cargaison est peut-être partie à temps mais il semblerait qu'elle n'ait jamais atteint sa destination, et c'est pourquoi monsieur Dancrage désire s'entretenir avec vous par le biais de notre personne, compléta Ambre.

Le maître des lieux, gardien des horloges du temple, ne semblait pas être un plaisantin de premier choix et cette situation commençait déjà à l’agacer. Ramenant sa bouche près des oreilles de Simettra, Kaleilah lui susurra quelques mots : « Tu pourrais lui montrer ta carte ? Je n'ai plus la mienne depuis Pandala ... ».

Des mots qui trouvèrent bien vite leur écho : « Ma carte ?! Ça va pas non, on ne sait même pas si il connait vraiment notre existence, Kalirr doit bosser sous un faux nom, la preuve celui de Dancrage ne lui dit rien. »

« Kalirr a dit qu'il nous connaissait ! Il faudrait se dépêcher avant qu'il ne change d'avis ... ! Au pire il ne verra qu'une simple carte à jouer ... ! »

Le disciple du maître du Temps s’impatientait de plus en plus jusqu’à ce qu’il donne un ultimatum au trio casse-pied.

Tordant ses doigts dans d'étrange position, le Ponte Arlier murmura quelques mots. Un petit halo violet vint s'illuminer dans le creux de ses mains, grandissant avec lenteur il prit la forme d’une montre translucide avant d’éclater. En un battement de cil, les trois dames se retrouvèrent une centaine de kamètres plus loin au bas des grands escaliers montés avec peine.

Sur la première marche, on injuria, on se justifia, on pensa à une nouvelle stratégie avant de grimper – à nouveau – vers le sommet du pic. Plus personne n’était à l’extérieur mais quelques coups donnés sur la porte firent ressortir le Ponte Arlier.

– Monsieur Arlier, votre temps est précieux et je souhaite le respecter en ne vous posant qu'une unique question, risqua le quatre de Cœur. Recevez-vous des accusés de réception pour chacune de vos livraisons, et êtes-vous bien certains que toutes les précédentes ont bien quittés ces lieux ?

– À moins que je ne sache pas compter, mais c'est proprement impossible, cela fait deux questions. Imaginons que je sois dans un bon jour. Pas d'accusé de réception, non. Toutes les commandes qui ont été réclamées sont parties à temps. Maintenant que votre curiosité est satisfaite, il est l'heure de se quitter, je crois.

Kaleilah tourna le dos au prêtre et amorça une descente mais cela ne semblait pas du goût de toutes ici.

« Attend, quoi ? C'est tout ? Je me suis tapée deux fois vos escaliers, je ne repartirais pas avant d'avoir quelque chose de concret, s’énerva l’agent du Pique.

– Où pouvons-nous trouver Atil? Ce dernier n'a pas livré commande et nous voulons de lui, comme de vous, des explications, tenta Ambre pour calmer l’atmosphère qui devenait électrique.

Le Ponte Arlier, pour la première fois, afficha une mine plus sereine et décontracté. Constatant que ces dames étaient là pour affaire, il envisagea de ne pas leur faire perdre de temps.

Par leurs jambes plutôt que par magie, les trois dames revinrent en bas des escaliers. Une rapide analyse de la situation leur fit faire le choix suivant : Kaleilah rentrerait sur Astrub informer Kalirr de leur trouvaille tandis qu’Ambre et Simettra partiraient en éclaireuse vers le campement d’esclavagistes.